Une partie des Tunisiens a célébré la nuit du 25 juillet les décisions du président de la République. Un tournant dans le processus démocratique d'un pays qui a subi plusieurs chocs durant une décennie. Loin du débat sur la constitutionnalité de l'acte, il faut préciser de prime à bord, que le fait de concentrer les pouvoirs dans une seule main pourrait mener facilement vers une dictature. Que dire, alors, lorsqu'il s'agit de celui qui porte un projet politique diamétralement opposé au système politique instauré dès la constitution de 2014. Il est clair que « le bon moment » longtemps évoqué par Saïed était au rendez-vous avec le mouvement du 25 juillet qui dénonçait la corruption et demandait la dissolution du parlement. Plusieurs points en commun entre la vision du président et ce mouvement laissent planer le doute sur l'influence des forces étrangères dans ce qui s'est passé. Un scénario qui n'est pas exclu selon des dinosaures de la scène politique tunisienne comme Hamma Hammami ou Néjib Chebbi qui s'inquiètent sur l'identité et les objectifs de ceux qui étaient derrières ce mouvement. Plusieurs observateurs s'attendaient à la rupture mais personne n'a vu venir des décisions aussi radicales. Blocage de la Kasbah et suspension du parlement avec une armée, encore une fois, dans les rues, « la grande muette » sur laquelle on a braqué la lumière plusieurs fois durant ces dernières années. Mais cette fois-ci, elle pourrait être embarquée dans une galère si l'aventure déclenchée par Saïed échouait. Des décisions historiques pour certains et un putsch pour d'autres. Ce qui est sûr, c'est que la qualification de ce qui s'est passé n'est pas très importante puisqu'on est devant le fait accompli. Mais peut-on gouverner avec seulement les bonnes intentions ? Le changement de situation a fait de Saïed un monarque absolu pour trente jours selon ses déclarations. Les éléments du discours du président se répètent et il est presque dans la certitude qu'il représente le peuple et cela représente un vrai danger puisque on est plus dans la fameuse théorie de Montesquieu selon laquelle le pouvoir doit arrêter le pouvoir. L'outsider de la vie politique en 2019 qui a annoncé que « le peuple veut et sait ce qu'il veut » a concrétisé une partie de ses souhaits en balayant un système basé essentiellement sur les manigances mais sans aucune feuille de route et avec un vrai engrenage en ce qui concerne les mécanismes démocratiques qui pourraient être sa bouée de sauvetage. Il ne faut pas oublier également que le chef du gouvernement n'a pas présenté officiellement sa démission. Cette situation est scrutée à la loupe par les bailleurs de fonds et les pays qui défendent leurs intérêts. Le problème c'est que le président ne peut pas faire marche arrière et ne peut pas non plus avancer sans une couverture constitutionnelle claire et c'est ce qui explique ce retard pour annoncer la formation d'un nouveau gouvernement. N'en déplaise à ceux qui soutiennent les décisions du 25 juillet, on est aujourd'hui dans une situation provisoire et pas très claire avec un chef d'Etat qui n'a aucun programme ou une vision. L'inquiétude qui règne depuis presque deux semaines, pourrait être une issue de secours pour les partis politiques (essentiellement Ennahdha) écartés après le 25 juillet. Ils trouveront – peut-être – l'argument fatal pour contrer le président. Ce dernier, avec des nominations jugées inutiles parfois, procède avec une épistémè qui consiste à gagner du temps pour trouver des solutions. Le pire c'est qu'il ne discute qu'avec un cercle fermé dont les acteurs restent inconnus ce qui renforce les réserves sur la situation. Evidemment, la durée de trente jours ne serait pas suffisante pour gérer les dégâts de dix ans d'un système corrompu et combattre la crise sanitaire. Mais il faut qu'il y ait une vision réaliste, une ouverture sur les propositions d'une élite qui a été longtemps stigmatisée. L'idée d'une Tunisie meilleure, ne se sera pas une réalité avec un seul cerveau politique. Dans sa fameuse conférence « qu'est-ce que l'acte de création ? » (1987), le philosophe français Gilles Deleuze évoquait la question d'avoir une idée en quelque chose. Kaïs Saïed a une idée, un projet pour un pays sans partis politiques. Mais seront-nous encore dans une démocratie ? Aurait-il les moyens nécessaires pour appliquer ses idées sans basculer dans le refus de ceux qui sont de l'autre côté et ne partagent pas ses convictions ? Pour le moment, il est dans les nuages entouré d'un tonnerre d'applaudissements qui dure depuis des jours. Cela est suffisant pour dire qu'il est une menace pour la démocratie.
*Dhia Bousselmi : Journaliste, écrivain et traducteur