Le bras de fer entre l'UGTT et l'Etat tourne au désavantage de la centrale syndicale après l'annonce du gel des salaires de quelque 17.000 enseignants et le limogeage de 350 directeurs d'école. Etrangement, et contrairement à leurs habitudes depuis des décennies, les syndicalistes se couchent et évitent l'escalade. « Dieu, préservez-moi de mes amis, quant à mes ennemis je m'en charge ». En chœur, les syndicalistes de l'enseignement pourraient reprendre l'adage à leur compte en pensant au ministre de l'Education, Mohamed Ali Boughdiri qui vient de leur faire un bébé dans le dos. Et dire que le monsieur est un enfant de l'UGTT nommé par Kaïs Saïed pour pacifier les relations avec le gouvernement et résoudre les éternels problèmes du secteur. M. Boughdiri a tellement pacifié ces relations que l'UGTT est devenue totalement atone. Pire, elle vient de subir une grande humiliation sans grande réaction, jusque-là, si ce n'est quelques communiqués régionaux et des posts Facebook dignes de militants de seconde catégorie. Lundi 10 juillet 2023, le soi-disant enfant de l'UGTT vient de poignarder la centrale en décidant de geler les salaires de 17.000 enseignants et le limogeage de 350 directeurs d'école et ce en réponse à leur décision de rétention des notes des élèves. Après des centaines d'heures de négociations, de louvoiements et de mensonges, le ministre fait connaitre sa sentence. Il frappe là où aucun de ses prédécesseurs n'a jamais frappé. Il frappe au portefeuille, déjà très maigre, des enseignants. Il met au chômage des directeurs qui n'ont demandé qu'une chose : que le ministère respecte ses propres engagements ! La position du ministre se défend, « Les élèves sont pris en otage. Les fils du peuple n'ont toujours pas eu leurs bulletins de notes. C'est un scandale dans l'histoire de la Tunisie. Nous n'accepterons pas ça ! », a déclaré Mohamed Ali Boughdiri.
La messe est dite, le ministre prend le parti des fils du peuple et c'est à son honneur. Le sujet n'est cependant pas de dire qui a raison et qui a tort dans ce bras de fer. Le sujet est dans le silence trouble de la centrale syndicale. D'habitude, et pour beaucoup moins que cela, la centrale monte tout de suite au créneau et fait bloquer le pays pour défendre ses affiliés. Ce n'est plus le cas. L'UGTT de Farhat Hached, Habib Achour, Abdessalem Jrad et Houcine Abassi semble dans le coma aujourd'hui. Elle n'a plus le panache de celle qui a milité contre le colonialisme des Français, le despotisme de Bourguiba et la folie de la troïka. L'UGTT co-récipiendaire du Prix Nobel de la Paix s'est couchée sous le régime putschiste de Kaïs Saïed et prend le chemin de l'Utica, la centrale patronale. En 2023, il n'y a pas que le Capital qui soit lâche, le syndicalisme se morfond aussi dans la lâcheté. L'UGTT de Noureddine Taboubi s'adapte avec le régime et tombe dans la compromission. On pourrait dire que le silence face au scandale de Boughdiri est lié aux querelles intestines entre la centrale et la fédération de l'Enseignement, mais ceci n'est pas vrai. Cela fait plusieurs mois que M. Taboubi s'est couché devant Kaïs Saïed.
Contrairement à ses prédécesseurs, Noureddine Taboubi a un problème de légitimité. S'il est là où il est aujourd'hui, ce n'est pas grâce à son militantisme et aux urnes, mais grâce au changement des statuts de l'UGTT qui lui ont permis de briguer un mandat auquel il n'avait pas droit. Et si ceci a été rendu possible, c'est grâce à l'appui de Kaïs Saïed. Il est vrai qu'une décision judiciaire a validé le changement de statut puis l'élection de M. Taboubi, mais il est vrai aussi que la justice est aux ordres du régime depuis plusieurs mois. Quelque part, le secrétaire général de l'UGTT est redevable au président de la République. Mais il n'y a pas que cette carotte, il y a aussi le bâton. Noureddine Taboubi craignait fortement d'être touché par la vague d'arrestations ayant ciblé les personnalités politiques de l'opposition, en février dernier. À l'époque, la rumeur était persistante et plusieurs commençaient à lui donner corps après l'arrestation de quelques syndicalistes bruyants. M. Taboubi n'excluait pas du tout la possibilité d'être touché personnellement par le régime s'il en faisait trop. Les pages réputées proches du régime prédisaient régulièrement son arrestation et c'était, visiblement, suffisant pour qu'il se couche. Du coup, il a calmé les ardeurs de plusieurs de ses fédérations. Pire, il a tué dans l'œuf l'ambitieux projet de l'Initiative de sauvetage national qu'il devait élaborer avec l'Ordre des avocats, la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme (LTDH) et le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Un projet qui devait être publié depuis le mois de janvier et qu'on ne cesse de renvoyer depuis. Cette initiative devait être une copie du Dialogue national de 2013 qui a valu à l'UGTT son Prix Nobel. Il devait faire sortir la Tunisie de sa crise politique et économique. Sauf que le président de la République ne voulait pas entendre de ce projet, partant du principe qu'il n'y a pas de crise. Pour lui, ceux qui prétendent le contraire sont des traîtres à la nation. Si la LTDH et le FTDES ont continué à combattre ouvertement le régime, il n'en est pas de même pour les avocats qui ont choisi la politique d'arrondir les angles et de mettre de l'eau dans leur vin. Quant à l'UGTT, elle a choisi carrément de se coucher en se morfondant dans le silence devant les différentes violations. Forcément, et c'est inévitable, elle allait être touchée un jour par la politique répressive. Sûr de son bon droit, confiant qu'il fait face à un syndicat devenu fantoche, Mohamed Ali Boughdiri a frappé l'UGTT là où ça fait mal. Il sait qu'il ne craint pas de réaction violente, il est assuré de la confiance du président et de l'appui du peuple qui en a marre de la rétention des notes, des grèves et du militantisme de l'UGTT. L'UGTT n'est pas encore morte, loin s'en faut, mais force est de constater qu'elle est dans le coma.