Depuis mars 2024, Kaïs Saïed multiplie les gestes en direction de l'Iran. La visite du ministre iranien des Affaires étrangères, cette semaine à Tunis, a débouché sur deux décisions spectaculaires : l'ouverture d'une ligne aérienne directe et la suppression des visas pour les ressortissants iraniens. Derrière ces annonces se cache un rapprochement aussi précipité que périlleux, qui pourrait coûter cher à la Tunisie sur les plans diplomatique, économique et culturel. Depuis plus d'un an et demi, la Tunisie tisse méthodiquement des liens avec l'Iran, un pays jusque-là marginal dans sa diplomatie. Ce virage n'est pas un simple échange de courtoisies : il révèle une stratégie de rapprochement progressif, soigneusement mise en scène par une série de gestes officiels. Chaque étape vient consolider l'impression d'un basculement, malgré l'absence de véritables intérêts économiques ou historiques. La chronologie de ces contacts en dit long sur la volonté du pouvoir tunisien d'installer une nouvelle proximité avec Téhéran. Le 2 mars 2024, à Alger, Kaïs Saïed rencontre pour la première fois son homologue iranien Ebrahim Raïssi en marge du sommet des pays exportateurs de gaz à Alger. Les deux présidents affichent leur volonté de renforcer les liens d'amitié et de coopération, échangeant des invitations officielles à se rendre dans leurs capitales respectives. Le 22 mai 2024, le décès de Raïssi dans un crash d'hélicoptère entraîne un geste inédit : Kaïs Saïed se rend à Téhéran pour présenter ses condoléances et est reçu par le Guide suprême Ali Khamenei. Une visite que rien, dans l'histoire des relations tuniso-iraniennes, ne justifiait vraiment et qui marque déjà un tournant. En février 2025, la dynamique s'accélère. Appels ministériels, semaine culturelle tuniso-iranienne à Ennejma Ezzahra, exemption de visa pour les Iraniens et communiqué tunisien défendant la souveraineté de l'Iran après une attaque israélienne : autant de signaux qui annoncent le basculement. Le 10 septembre 2025, la visite à Tunis d'Abbas Araghchi, chef de la diplomatie iranienne, parachève ce rapprochement. Reçu au Palais de Carthage, il confirme la suppression du visa pour les Iraniens et l'ouverture de vols directs, tout en annonçant la tenue prochaine d'une commission économique mixte.
Des promesses économiques illusoires Les décisions annoncées cette semaine donnent l'illusion d'un partenariat dynamique. En réalité, les échanges économiques tuniso-iraniens sont quasi inexistants. Aucun chiffre significatif ne justifie une ligne aérienne régulière. Aucune étude de faisabilité n'a été menée pour en mesurer la rentabilité. Et quand bien même elle verrait le jour, Tunisair, plombée par un déficit abyssal et un manque chronique d'avions, peine déjà à assurer ses dessertes régionales, y compris les plus proches. Sur le plan touristique, les perspectives sont tout aussi limitées. Le climat politique et les risques sécuritaires dissuaderont la plupart des Tunisiens de se rendre en Iran, d'autant qu'un séjour à Téhéran peut compromettre l'obtention ultérieure d'un visa Schengen ou américain. Les promesses d'échanges scientifiques ou médicaux, souvent mises en avant, relèvent davantage de l'affichage politique que d'un programme structuré.
Le risque d'un isolement diplomatique Au-delà de l'économie, c'est l'orientation géostratégique qui alarme. L'Iran reste un Etat paria pour l'Occident. Les Etats-Unis, partenaire sécuritaire majeur de la Tunisie, surveillent de près tout rapprochement avec Téhéran. Washington, surtout sous un dirigeant aussi manichéen que Donald Trump, pourrait assimiler la Tunisie à un allié d'un régime honni. Les signaux venus de Washington sont déjà préoccupants. En janvier et février 2025, le congressman Joe Wilson a appelé à suspendre l'aide militaire américaine à la Tunisie, dénonçant à la fois l'évolution autoritaire du régime et son rapprochement avec des puissances « hostiles » comme l'Iran, la Russie et la Chine. Miser sur Téhéran, pour quelques communiqués d'amitié, revient donc à jouer avec les nerfs d'un partenaire stratégique avec lequel la coopération sécuritaire et économique est vitale.
Une fracture culturelle et religieuse profonde Au-delà des menaces diplomatiques venues de Washington, c'est à l'intérieur même du pays qu'un autre front de tensions se dessine. Car ce rapprochement avec Téhéran n'est pas seulement un pari géopolitique : il touche à des sensibilités identitaires et religieuses profondément ancrées. La Tunisie est majoritairement sunnite et a toujours regardé le chiisme avec méfiance. L'Iran, sous régime théocratique, impose des restrictions sévères aux libertés individuelles, notamment aux droits des femmes. Cette culture politique et religieuse entre frontalement en contradiction avec l'héritage progressiste tunisien, bâti par Bourguiba et consolidé par le Code du Statut Personnel. La présence en 2025 d'Ansieh Khazali, ex-vice-présidente iranienne connue pour ses positions hostiles aux droits des femmes, a suscité une indignation immédiate d'universitaires, de journalistes et d'activistes. Pour beaucoup, cet épisode illustre le danger d'une influence idéologique qui pourrait saper les acquis tunisiens en matière de libertés. Face à ce virage diplomatique, la classe politique tunisienne reste largement silencieuse. Quelques voix isolées, comme Mohsen Marzouk, avaient mis en garde contre une dérive incompatible avec l'Etat civil. Mais c'est surtout la société civile qui s'est mobilisée : pétitions, tribunes, déclarations d'universitaires et de militants des droits humains ont dénoncé une « propagande politique » et un « complot contre l'identité tunisienne ». Cette mobilisation contraste avec la passivité d'élites politiques qui semblent incapables ou peu désireuses de freiner la dynamique en cours.
Une manœuvre à courte vue En cherchant à diversifier ses alliances vers des régimes autoritaires comme l'Iran, la Russie ou la Chine, Kaïs Saïed prend le risque d'affaiblir les partenariats historiques avec l'Europe et les Etats-Unis. Or ce sont ces partenaires qui assurent l'essentiel de nos échanges économiques, de notre soutien sécuritaire et de nos financements multilatéraux. Pour des bénéfices économiques quasi nuls, la Tunisie s'expose à un isolement international et à une influence culturelle contraire à ses acquis. En ouvrant les bras à Téhéran, le président tunisien joue une partie dangereuse. Derrière les sourires diplomatiques et les promesses de coopération se profilent des menaces bien réelles : perte d'alliés stratégiques, marginalisation économique et remise en cause des fondements laïcs et progressistes de la société tunisienne. Un pari risqué qui pourrait coûter bien plus cher que quelques vols directs et une poignée de visas supprimés.