L'affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT) concerne un litige qui dure depuis 36 ans, opposant l'Etat tunisien au groupe d'investissement Arab Business Consortium International (ABCI). Ses répercussions sur le contribuable tunisien sont estimées à plus d'un milliard de dinars en préjudice direct ! Connue comme étant l'un des dossiers d'escroquerie financière et de corruption bancaire les plus marquants de l'histoire de la Tunisie, l'affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT), entourée de mystères et d'incertitudes, fait toujours débat. Le plus grand perdant serait l'Etat tunisien qui doit payer une énorme compensation de plus d'un milliard de dollars, selon de premières estimations, suite à un arbitrage fait par des juridictions internationales condamnant la Tunisie. Au fait, pour comprendre cette affaire d'une complexité sans égale, il faut remonter à ses origines datant des années 80 du siècle dernier. L'affaire de la BFT est une succession d'actes de corruption, d'escroquerie et de mauvaise gestion qui remontent à l'année 1981, avec la privatisation de cette banque confisquée pendant les années soixante à son propriétaire français, évoluant depuis dans le sillage de la Société tunisienne de banque (STB). Et c'est ABCI Investment Limited, détenue à moitié par l'homme d'affaires tunisien Abdel Majid Bouden, qui s'est présentée pour cette opportunité afin d'acquérir la banque. Mais cette opération a été bloquée par l'Etat et au lieu d'être domiciliés à la BFT, les fonds destinés à acquérir la majorité des parts de la BFT ont été placés sur le marché monétaire et les intérêts versés à la STB. Parvenu à la présidence du conseil d'administration de la BFT, Bouden a entamé un processus d'accusation contre la STB exigeant la restitution de ces fonds propres à la BFT. Il saisit, d'ailleurs, la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (Ccip). Depuis, un interminable litige juridique oppose principalement cet homme d'affaires à l'Etat tunisien jusqu'à ce que ce dernier soit condamné à une amende de plus d'un milliard de dollars au vu de la complexité de l'affaire et des frais de juridiction. Quelques années plus tard, la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (Ccip) s'est dite incompétente, et entretemps, après l'ascension de l'ancien président Ben Ali, la BFT a été placée sous administration judiciaire et Bouden, condamné à la prison, a décidé de quitter la Tunisie, contrarié de laisser tomber son droit de propriété. En effet, face à ce qu'il appelle «une injustice avec appui politique», Bouden n'est pas resté les bras croisés et a décidé de saisir le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. Après plusieurs années de juridiction, le Cirdi condamne, en 2017, l'Etat tunisien dans cette affaire, ajoutant qu'il devra payer des dommages et intérêts au groupe bancaire londonien ABCI, le tout estimé à plus d'un milliard de dollars, une somme colossale pour un pays livré à une crise financière inédite. Statut d'opprimé politique Contacté par La Presse pour revenir sur cette affaire qui marque, en effet, une succession de rebondissements juridiques et même politiques interminables, Mabrouk Korchid, député et ancien ministre des Domaines de l'Etat, affirme que l'Affaire a atteint aujourd'hui son dernier stade, celui de l'estimation des dommages et intérêts. «L'Etat tunisien est appelé aujourd'hui a déployer tous les efforts pour minimiser les coûts des dédommagements, car la facture risque d'être salée et même insoutenable pour notre pays», affirme-t-il. Pour Mabrouk Korchid, il est indispensable pour l'Etat tunisien de faire recours contre une décision ayant fait bénéficier Bouden du statut «d'opprimé politique» de l'ancien régime de Ben Ali, délivré pendant l'ère de la Troïka et sollicité par le ministère des Domaines de l'Etat. «Toute la décision de condamner la Tunisie dans cette affaire repose sur ce statut octroyé à Bouden, si l'Etat tunisien parvient à faire recours contre cette décision ayant eu lieu dans des conditions politiques particulières, la Tunisie pourrait faire basculer la balance», explique-t-il pour dire que l'Etat a été trahi dans cette affaire, ajoutant qu'actuellement rien n'indique qu'on veut réellement s'activer dans ce dossier et éviter de lourdes pertes à la Tunisie. Lui qui rappelle que lorsqu'il était à la tête des Domaines de l'Etat, il avait lancé une commission d'experts et d'avocats spécialisés pour suivre uniquement cette affaire. En 2018, la Cour d'appel de Tunis a décidé de traduire Slim Ben Hmidane, ancien ministre des Domaines de l'Etat et des Affaires foncières, et nombre d'employés au pôle judiciaire financier de Tunis, soupçonné d'avoir « exploité son poste pour son propre bénéfice ou celui d'un autre individu, porté atteinte à l'Etat tunisien et violé les règles en vigueur dans l'affaire de la Banque franco-tunisienne ». Mais ce dernier réfute toute responsabilité dans cette affaire et affirme avoir fourni, alors qu'il était ministre des Domaines de l'Etat, toutes les preuves nécessaires pour préserver les intérêts de la Tunisie. Pourtant, c'est notamment sur la base de ce statut que dans son arrêt du 16 octobre 2012, la Cour de cassation avait constaté que les poursuites pénales intentées dans les juridictions tunisiennes depuis 1987 avaient été instrumentalisées à des fins politiques, dans le but de contraindre l'investisseur et son représentant de signer et d'accepter les « accords » de 1989. Crédits sans garanties L'ancien diplomate Ahmed Kedidi a récemment livré son témoignage dans cette affaire, affirmant que la Banque franco-tunisienne a été poussée vers la faillite par un système d'octroi de crédits sans garantie, notamment en faveur du clan Ben Ali. Il a dans ce contexte affirmé qu'il a entrepris une médiation pour résoudre cette affaire, mais, affirme-t-il, certains refusent de traiter ce dossier. «Abdelmajid Bouden est toujours ouvert à un compris avec l'Etat pour résoudre cette affaire à condition de garantir un strict minimum de ses droits», a-t-il expliqué dans des déclarations médiatiques. En effet, au sein de cette banque, un système d'octroi de crédits sans garanties sous influence politique et autres a lourdement impacté ses équilibres financiers. Plusieurs dirigeants et hauts responsables au sein de cette banque sont impliqués dans sa faillite, comme l'expliquait l'ancien chef du gouvernement Youssef Chahed qui avait annoncé, en mars 2018, l'ouverture d'une enquête concernant cette affaire. Selon des informations concordantes, la somme globale des prêts s'élève à 240 millions de dinars qui ont été octroyés à 740 personnes physiques et morales, dont notamment des sociétés immobilières, et d'autres appartenant au clan Ben Ali. Alors que la BFT bénéficiait d'une bonne santé financière avant le début du litige, elle se trouve aujourd'hui dans une situation lourdement déficitaire. Une situation qui trouve son origine dans des défaillances importantes en termes de gouvernance, mais elle est principalement la conséquence de la dilapidation du patrimoine de la banque par l'octroi de crédits sans garantie. En effet, la situation est telle qu'aujourd'hui la «banque perd 100 mille dinars chaque jour», comme le soulignait l'ancien gouverneur de la BCT Chedly Ayari. D'ailleurs, selon un document préparé par l'Instance vérité et dignité, « l'immobilisme des autorités tunisiennes devant la dégradation du passif de la BFT avait suscité une crainte chez la Banque mondiale et le FMI, car l'accumulation des créances irrécouvrables au sein de la BFT commençait à porter des risques assez sérieux sur la stabilité du système financier tunisien. La Banque centrale avait notamment été placée sous surveillance par l'administration Obama, car aucune solution n'avait été trouvée par rapport aux créances toxiques des proches du régime Ben Ali ». Aujourd'hui en faillite, la situation de la banque est devenue un casse-tête pour l'Etat, qui cherche d'ailleurs à la liquider. En effet, selon des sources syndicales, l'Etat veut liquider à tout prix la banque afin de camoufler les dossiers de corruption liés à de hauts responsables dans le système financier tunisien. Du côté du litige juridique, la Tunisie pourrait être condamnée une seconde fois, ce qui explique les intentions de vouloir se débarrasser de cette banque, «lourdement corrompue».