Par Bady BEN NACEUR On commémore, à partir de cette semaine, au musée (archéologique) du Bardo, le centenaire du passage en Tunisie, des peintres suisses, Paul Klee et Louis Moilliet, ainsi que d'August Macke, citoyen allemand. Ces trois artistes étaient liés par une amitié forte, et c'est sous les conseils de Kandinsky qu'ils débarquèrent à Tunis, en avril 1914. Leur prodigieuse quête de la couleur et de la lumière — devenue légendaire — en terre coloniale française, ne dura pourtant que quelques semaines, car vite rattrapée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Et c'est le jeune et brillantissime August Macke qui allait faire les frais de cette «sale guerre», sitôt rappelé sur le front de l'armée pour aller mourir. Le voyage initiatique de l'art moderne, en terre berbère et carthaginoise de ces trois artistes, visitant, croquant et peignant avec le frénésie que l'on a découverte à travers leurs œuvres (dessins, aquarelles, huiles sur toile), allait déclencher un certain courroux chez les peintres de chevalet de cette ère coloniale. Peintres autoproclamés, mimétiques d'un certain orientalisme, qui n'avait plus cours, allant jusqu'à renier les progrès de l'art tel qu'il se pratiquait dans les grandes chapelles, à Paris et dans les autres capitales européennes. Et, derrière cette cohorte friande d'exotisme, de «folklorisme et de darboukisme», comme le soulignait un jour Hatim Elmekki, rares furent aussi nos «pionniers» de la peinture en Tunisie, nos «autochtones» qui s'ouvrirent à l'imaginaire de ces trois artistes aux réalités multicolores, offrant des perspectives nouvelles à l'œil de l'artiste. Et cette merveilleuse certitude de Paul Klee découvrant sa vocation de peintre, grâce à la Tunisie, ses lumières et ses raffinements, loin du ciel d'Arabie. Il a fallu attendre la seconde ou la troisième génération d'artistes tunisiens grâce aux voyages, et à une ouverture bénéfique sur l'art contemporain et moderne, pour saisir l'importance des démarches formelles et informelles — néo-réalisme, néo-impressionnisme, cubisme, abstraction, figuration libre, etc. — pour saisir ce sens de la modernité. Nous citerons, à titre d'exemple, le baptême de l'art à Tunis, entre les collectifs des galeries Irtissem, Attaswir, Cherif Fine Art et l'espace Chiyem durant les années quatre-vingts, les groupes des six, soixante-dix, quatre-vingts, les Néjib Belkhodja, Ridha Bettaïeb, Mahmoud Sehili, etc. Et idem sur le plan maghrébin avec les artistes marocains (Qacimi, Belkahia...) et algériens (Mohamed Khedda, le «groupe des tatoueurs»), les calligraphes et autres lettristes qui se mirent à revisiter les multiples aspects du patrimoine maghrébin y compris dans le domaine architectural. Cette commémoration du voyage à Tunis de «Klee, Macke et Moilliet» cent ans après — voir à ce propos La Presse Magazine du 23 novembre — ne doit pas nous faire oublier qu'il est urgent (pour notre ministère de tutelle) de créer des espaces adéquats pour la bonne visibilité des œuvres d'art et, notamment, des musées dignes de ce nom : d'art moderne et contemporain, pour sauver le riche patrimoine pictural et autres des dégâts et de l'usure du temps. Déjà, en 1920, Alexandre Roubtzoff, peintre russe (1884-1949), qui s'était imprégné des réalités multicolores de la Tunisie d'une manirèe classique, mais équivalente à celle de ces trois artistes, ne recherchait-il pas un local à Tunis, pour créer un musée déjà! Alexandre Roubtzoff que l'on commémore cette semaine du côté de La Marsa. Qu'on se le dise. Enfin, souligner à propos de cette mostra de «Klee, Macke et Moilliet» réunis, est une première en soi, surtout à travers des œuvres authentiques. Ce qui ne fut pas le cas à propos de reproductions de peintures en grandeur originale, présentées à Tunis en 1982 par la fondation suisse Pro Helvetia. Le but de cette exposition était de montrer «avec quelle force des artistes suisses ont été attirés à maintes reprises par les pays du Maghreb aux XIXe et XXe siecles. «Une vingtaine d'artistes, parmi lesquels, Eugène Giralet, Paul Basiluis Barth, Augusto Giacometti, Paul Klee et Louis Moilliet. Mais il y manquait August Macke qui n'était pas Suisse. Espérons que la révolution tunisienne portera ses fruits : les nourritures terrestres autant qu'immatérielles. La démocratisation de la Tunisie ne saurait s'accomplir sans art et sans culture. Qu'on se le dise aussi. Et tâchons de faire en sorte que notre pays devienne le rêvoir méditerranéen des artistes du monde entier.