Ainsi, donc, l'imagerie populaire (pas besoin de dire où exactement), a allègrement franchi le Rubicon. Elle a même « sculpté » un sacrilège : l'Espérance et le Club Africain se seraient mis d'accord sur le derby, c'est-à-dire, carrément un arrangement. Donc, l'Espérance serait tombée aussi bas, se serait si encanaillée, aurait même décidé de lapider son prestige au point de faire une fleur au Club Africain. De son côté, celui-ci ferait voler en éclats près d'un demi-siècle de rivalité acerbe contre les cousins espérantistes au point d'accepter un cadeau pour le moins avilissant. Jamais intox en football tunisien n'a distillé autant de poisons de l'outrance. Oui, ç'aurait été vraisemblable quelque part. Et l'histoire du football tunisien abonde en exemples de matches arrangés. Mais, pour l'Espérance et le Club Africain, de telles présomptions sont tout simplement impensables. Sans doute, les deux grands clubs tunisois ne sont-ils pas des colombes dans le genre. Il leur est arrivé - séparément et assez souvent, l'un contre l'autre - de s'adonner à des spéculations marginales, au trafic d'influence, au conditionnement des fédérations et des arbitres, mais jamais à ce jeu-là. Et les instigateurs de cette intox ne connaissent pas la réalité « géostratégique » du football à Tunis, ne savent rien de cet éclatement chromosomique, ayant généré deux pôles se regardant comme des chiens de faïence l'un trônant à Bab Jedid, l'autre à Bab Souika. Il n'empêche : la passion que suscitent l'Espérance et le Club Africain , auprès du public a une force débordante; leur rayonnement rejaillit partout. Du nord au sud. De l'est à l'ouest. Seraient-ils disposés à tout perdre, à devenir antipathiques, à décevoir les leurs parce que les dirigeants se livreraient à un échange de bons procédés? La vérité est que les fauteurs de troubles sont en train de polluer le football. A Sousse, nous dit-on, la rumeur a fait boule de neige. Quel intérêt aurait l'Espérance à favoriser la conquête du titre par le Club Africain? Et quel intérêt aurait-elle à ce que l'Etoile ne remporte pas ce titre? La vérité est que nous sommes dans une espèce de nébuleuse. Depuis déjà une semaine on a fait dire à Moez Driss que le derby "opposerait deux équipes de quartier". Ce n'est pas dans son style et, quoique gagneur obtus, il a assez d'élévation morale pour éviter ces avatars. Et pour échafauder le scénario, indigné, Slim Chiboub aurait téléphoné à Moez Driss en termes inamicaux. Voilà donc jusqu'où on a été dans l'intox. Une intox qu'alimente bien sûr une sorte de fantasmagorie : on aimerait voir s'opposer le tigre d'hier (Chiboub) au Lancelot d'aujourd'hui (Driss) . Les fantasmes constituent peut-être l'un des rares aspects "innocents" de la rumeur. Mais lorsqu'on lance des fumigènes de mensonges sur le plus beau derby du pays, c'est qu'il y a des gens qui ont décidé d'envenimer encore plus le football et il n'est pas sûr qu'ils ne le fassent pas à dessein.