Alors qu'ils ont toujours eu leur mot à dire dans l'histoire politique et le militantisme pour les droits humains et universels, les avocats tunisiens se trouvent aujourd'hui dans une position des plus faibles. Leur Ordre fait le dos rond face au régime putschiste de Kaïs Saïed ne réagissant presque pas aux poursuites judiciaires, interdictions de voyage et incarcérations des plus illustres parmi eux. Les avocats tunisiens ont, depuis toujours, la solide réputation d'être fortement politisés et réactifs quand il s'agit de défendre les droits universels, l'indépendance et les libertés. Ils sont tellement forts qu'ils ont donné deux présidents de la République au pays (Habib Bourguiba et Béji Caïd Essebsi) et obtenu le Prix Nobel de la Paix en 2014 pour leur participation active et efficace à trouver une solution à la crise politique qu'a connue la Tunisie sous la troïka. Ce temps-là semble révolu. Aujourd'hui, la profession se fait malmener par le régime et ne réagit que mollement pour protester contre les abus subis par ses pairs. Autrefois, la simple convocation judiciaire d'un avocat de renom suffisait à mobiliser toute la profession et à organiser des manifestations et des grèves, dès lors que la convocation a des relents politiques. Aujourd'hui, l'actuel bureau de l'Ordre des avocats se suffit d'un communiqué bateau. Jamais dans l'histoire de Tunisie, pourtant, il n'y a eu autant de poursuites judiciaires, d'interdictions de voyage et d'incarcérations ciblant des avocats. Il ne s'agit pas d'ennuis liés à des affaires de droit commun, il s'agit d'affaires purement politiques ciblant des avocats reconnus pour leur militantisme pour les droits et les libertés ou parce qu'ils comptent, parmi leurs clients, des personnalités politiques. On ne parle pas de jeunes avocats en mal de publicité, mais d'illustres noms du barreau tunisien dont des bâtonniers parmi les plus respectés. S'ils ne sont pas poursuivis, ils sont harcelés par le régime comme c'est le cas de Chawki Tabib, ancien bâtonnier, mis en résidence surveillée en 2021 sans aucune décision judiciaire et interdit de voyage en 2024, toujours sans décision judiciaire. Autre ancien bâtonnier harcelé, Abderrazak Kilani, incarcéré quelques semaines en mars 2022, parce qu'il a osé prendre la défense des personnalités politiques opposées au régime. Les deux subissent des trolls récurrents sur les réseaux sociaux lancés par des parties réputées proches du régime. Les premiers avocats à être ciblés par ce régime sont ceux qui font de la politique et osent s'opposer à lui. Ainsi, ce sont quatre avocats qui sont actuellement en prison pour des raisons politiques, à savoir Abir Moussi, Ridha Belhaj, Ghazi Chaouachi et Noureddine Bhiri. Ils étaient six à un certain moment en incluant Seïf Eddine Makhlouf et Lazhar Akremi. Le premier est devenu silencieux, après son incarcération évitant désormais de parler politique ou de critiquer le régime. Le second, réputé nettement plus courageux et moins obéissant, a été réduit au silence par décision judiciaire qui lui interdit toute apparition publique. Le cas de Abir Moussi est encore plus parlant. Malgré l'incarcération, elle a continué à embarrasser le régime avec ses communiqués diffusés par l'intermédiaire de ses avocats. Pour la faire taire, le régime lui fait sortir des plaintes dormant dans les tiroirs depuis des mois. Ainsi, elle a appris cette semaine que l'Instance indépendante pour les élections (Isie) avait déposé deux plaintes contre elle sur la base du décret 54 et ce pour avoir mis en doute l'indépendance et l'intégrité de cette instance nommée par Kaïs Saïed. Son éminent avocat Béchir Ferchichi, un des plus illustres du barreau tunisien, s'est retrouvé lui aussi l'objet de poursuites lancées par le régime, après la découverte dans son cartable de lames de rasoirs et d'une clé prétendument ouvrant des menottes. Un autre avocat d'une célèbre personnalité politique incarcérée s'est trouvé interdit de voyage et l'objet de poursuites judiciaires. Outre ces deux cas, on note également ceux de Ayachi Hammami, Dalila Ben Mbarek Msaddek et Islem Hamza, tous avocats de personnalités politiques et qui font l'objet de poursuites judiciaires pour des faits liés à l'exercice de leurs fonctions et la défense des droits et des libertés. Autre nature de poursuite concotée par le régime, le complot contre la sûreté de l'Etat dont sont victimes Bochra Bel Hadj Hmida, Ahmed Néjib Chebbi et Maya Ksouri. Refusant l'affront du régime, la première est allée prendre refuge à l'étranger. Après avoir pris pour cible les avocats-politiques et les avocats des politiques, le régime s'en prend depuis cette semaine aux avocats médiatiques. C'est le cas de Sonia Dahmani qui tient une chronique radiophonique sur IFM. Elle est poursuivie par la ministre de la Justice en personne, toujours en vertu du décret 54 liberticide. Comme Abir Moussi, Me Dahmani risque dix ans de prison, pour ses critiques désobligeantes, prétendument diffamatoires, à l'encontre du régime.
En dépit de ce grand nombre de poursuites, d'incarcérations et d'interdictions de voyage, l'Ordre des avocats observe un comportement prudent. Dans une autre époque, il aurait décrété une grève illimitée appelant à l'arrêt des intimidations ciblant ses adhérents. Il s'avère que le bâtonnier Hatem Mziou n'est pas de la trempe de Chawki Tabib, Béchir Essid, Abdessatar Ben Moussa, Mohamed Fadhel Mahfoudh ou Abderrazak Kilani. Contrairement à ses illustres prédécesseurs, Me Mziou préfère s'éloigner de la politique et s'occuper des questions purement professionnelles liées à l'activité. Il rompt carrément une tradition pluri décennale d'activisme politique et de militantisme pour les droits et les libertés. Suite à l'ensemble des intimidations politiques du régime, il s'est suffi de quelques communiqués de dénonciation et la désignation d'un membre pour représenter les avocats incarcérés ou poursuivis. À vrai dire, la fragilisation de la profession n'a pas commencé avec Hatem Mziou. C'est son prédécesseur Brahim Bouderbala (2019-2022) qui, le premier, a montré patte blanche au régime. Me Bouderbala a carrément tourné le dos à ses pairs pour soutenir mordicus Kaïs Saïed, son putsch et son programme. Reconnaissant, le régime a tout fait pour qu'il se présente aux élections législatives de 2022-2023 et devenir, ensuite, président de l'assemblée, bien que ce ne soit pas lui qui ait obtenu le plus grand nombre de voix au début. Me Mziou est loin d'adopter la même politique que Me Bouderbala et n'affiche pas de soutien particulier à Kaïs Saïed. N'empêche, il est à des années lumières des bâtonniers qui ont résisté face aux différents régimes autocratiques depuis l'indépendance. Il a un style mou et cette mollesse a fragilisé l'ensemble de la corporation, particulièrement les avocats qui persistent à garder intact leur ADN de militantisme et de défense des droits et des libertés. Et ceci est une triste première dans l'histoire glorieuse des avocats tunisiens.