Taïeb Zahar, président de la Fédération tunisienne des directeurs de journaux (FTDJ), nous a chaleureusement accueilli dans son bureau à Tunis en ce vendredi 20 novembre 2015. De la dernière polémique suscitée par la diffusion des images dégradantes du jeune berger assassiné par des terroristes, de la réaction du ministère de la Justice, des accusations de tentatives de bâillonnement du secteur de la presse et de bien d'autres sujets, Taïeb Zahar a bien voulu s'exprimer. En tant que président de la Fédération tunisienne des directeurs de journaux comment aviez-vous reçu le communiqué du ministère de la Justice, considéré par certains comme une tentative de bâillonner la presse ?
Nous n'avons pas pensé le grand bien de ce communiqué. En tout cas il nous a fait réagir. A la fédération, le premier combat que nous menons est celui pour la liberté d'expression. Le communiqué, tel qu'il a été publié, nous a donné l'impression que la liberté d'expression risquait d'être menacée. Ceci dans la mesure où, cela pouvait donner un signal négatif à tous les journalistes. Comme chacun le sait, les journalistes tunisiens sont engagés dans la lutte contre le terrorisme. Business News, notamment, fait partie des victimes potentielles, de par sa ligne éditoriale et son combat contre ce fléau. Si on généralise, on dira que la presse tunisienne est mobilisée contre le terrorisme qui nous frappe tous. Pour nous, la priorité de notre action est donc la défense de la liberté d'expression. C'est pour cette raison que nous avions réagi comme un seul homme. Aujourd'hui le journaliste n'est pas au-dessus de la loi, mais s'il devait fauter, il faut qu'il soit soumis au décret-loi 115 du code de la presse et non par une quelconque jurisprudence, en l'occurrence la loi antiterroriste. C'est à ce niveau que nous avons décidé de réagir, en menant une action avec les deux syndicats des journalistes. Lors de la réunion, nous avons dénoncé les agissements des pouvoirs publics en ce qui concerne l'appréciation de la faute qui a été commise.
Les autorités ont loué, aujourd'hui, le rôle des médias. Il ne s'agirait pas d'une tactique et d'un recul pour mieux sauter ?
Non, je ne suis pas dans la logique du complot permanent. Je pense qu'eux aussi sont en train d'apprendre. Le porte-parole du ministère de l'Intérieur a salué les efforts des journalistes dans la lutte antiterroriste. C'est ensemble, pouvoirs publics, journalistes et société civile, que l'on pourra vaincre ce phénomène. Je reste optimiste. J'espère que la raison reprendra le dessus et qu'on revienne à des relations normales et apaisées.
Cela ne vous rappelle pas le début des années 90, lorsque le régime Ben Ali a commencé sa politique de bâillonnement de la presse ?
C'est ce qu'on a craint. Ce qui aujourd'hui nous a fait réagir de manière forte, c'est cette expérience. Au début de l'ère Ben Ali on a eu droit, un peu, au "printemps de la presse", avec bien sûr quelques bémols. Par exemple, Réalités avait publié le fameux éditorial de Hichem Djaït et le journal avait était saisi à cette époque. Toutefois, il y avait un souffle de liberté. Et puis, le régime de Ben Ali a profité de la lutte antiterroriste pour museler la presse. Sous prétexte que la priorité était de combattre le terrorisme, on devait abandonner toute sorte de liberté au profit d'une logique sécuritaire aveugle. On a fini par être broyés par la machine. Aujourd'hui, on appréhende, justement, que ce scénario se reproduise et c'est ce qui nous a fait réagir d'une manière déterminée. Il faut connaitre l'Histoire récente de la Tunisie pour ne pas commettre les mêmes erreurs.
Une cabale est menée contre les médias. N'avons-nous pas échoué, en tant que médias, à convaincre nos propres lecteurs de l'importance de la presse ?
Aujourd'hui, il y une grande partie de la presse qui essaye de faire son travail d'une manière correcte, malgré les difficultés structurelles et financières. En dépit, également, de cette volonté de mettre le secteur à genoux, exprimée il y a de cela deux ans. Cela a été fait d'une manière réfléchie et machiavélique pour créer une presse alternative qui soit aux ordres des nouveaux gouvernants de la Troïka. Evidemment, l'ensemble de la presse écrite a résisté pour montrer le meilleur visage possible du métier. Cependant, ne nous le cachons pas ! Il y a une certaine presse qui n'honore pas la profession. On tombe dans le commerce de la diffamation à titre d'exemple. Je suis de ceux qui militent pour que la presse soit un quatrième pouvoir réel, et quand on a un pouvoir, il fait savoir s'en servir à bon escient et de manière responsable. Cette presse là, aujourd'hui, continue à nuire à l'image de la presse nationale. Je n'en voudrais pas aux lecteurs qui confondent les différents genres de médias qui leur sont présentés. C'est pour cette raison, qu'au niveau de la fédération, nous sommes en train d'agir pour que cette presse ne puisse pas bénéficier de l'aide publique. On est aussi en train de faire en sorte que, dans la révision du décret-loi 115, les pénalités suffisamment dissuasives soient augmentées. Par ailleurs, on est à la veille de l'annonce d'un Conseil de la presse qui veillera au respect de la déontologie. Ainsi, on ne restera pas les bras croisés face aux dérives. A défaut d'éliminer cette presse, on réduira son influence au maximum. Tout un travail a été donc mis en place pour réduire ses méfaits et redonner confiance aux citoyens. Le combat pour un regain de la crédibilité de la presse nationale est l'une de nos priorités.
Le dernier sondage Sigma révèle que les Tunisiens sont prêts à céder sur certaines libertés contre plus de sécurité. Le secrétaire général de Nidaa Tounes avait évoqué et soutenu cette équation. Qu'en pensez-vous ?
Il est clair que pour les Tunisiens, la priorité est donnée aujourd'hui à la sécurité. Il est vrai aussi que nous n'avons pas une réelle expérience de la démocratie. Nous avons encore une démocratie fragile et nous devrions faire attention, dans la mesure où nous ne pourrions pas calquer l'exemple français ou occidental, à celui tunisien. Il faudra rester vigilant pour que la liberté d'expression ne soit pas menacée. Il faudra aussi qu'on fasse, nous-mêmes, un effort de responsabilité, parce que la liberté sans responsabilité n'a aucun sens.
Comment pourrait-on remédier à la formation défaillante de certains journalistes ou imposer le respect de la déontologie par les entreprises de presse ?
C'est le Conseil de presse qui s'en chargera. Ce conseil sera un organe d'autorégulation, en veillant à ce que la déontologie soit respectée et en aidant les médias à avoir leur propre charte éditoriale. C'est un travail à moyen terme qu'il faudrait entamer. Nous avons d'ailleurs commencé à élaborer une charte de déontologie maghrébine avec l'Union européenne. Nous avons un programme de soutien aux médias et une partie sera consacrée à la formation des journalistes. Ce sont des lacunes qui ont été cumulées durant des années et, petit à petit, nous allons y remédier. Je constate aujourd'hui que la raison est en train de l'emporter sur les passions. On était en phase d'extrêmes tensions dues au meurtre abject du jeune berger et tout le monde a un petit peu dérapé. Le dernier communiqué du ministère de la Justice et les déclarations du porte-parole du ministère de l'Intérieur montrent qu'on est en train de revenir à de meilleurs sentiments, et à beaucoup plus vers un partenariat entre les médias qui respectent la déontologie et les pouvoirs publics. C'est ensemble, unis qu'on réussira à vaincre le fléau du terrorisme.