A propos du spectacle de la "justice transitionnelle" et néanmoins sensationnelle Pr. Karim Ben Kahla
« L'injonction à se souvenir risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l'histoire. » Paul Ricoeur,(2000) La mémoire, l'Histoire et l'oubli, p 106, Editions du Seuil.
Les séances d'écoute publique de l'IVD ont démarré. Il s'agit d'un événement très important parce qu'il en va de notre mémoire, de notre histoire, de notre justice, de nos martyrs et de nos institutions. Certains témoignages sont poignants, forts, sincères et bouleversants. D'autres sentent la manipulation. Mais pourquoi tout cela, maintenant et de cette façon ? Quel est le sens de cette « parole » et de cette « écoute » ? Quatre arguments ont été évoqués pour justifier ces séances : « ça sert la vérité », « ca permet d'éviter que cela ne se reproduise », « cela s'est fait ailleurs » et c'est une « catharsis ».
Déconstruire la déconstruction : de la faiblesse des arguments Sous les lumières des caméras d'El Jazeera, l'IVD nous prépare la « déconstruction » de l'ancien système, comme aiment à rappeler certaines personnes qui ont entendu parler de Derrida. Il s'agit pour nous de déconstruire cette « déconstruction » et de contribuer ainsi à un débat serein, sérieux et de fond sur notre rapport à l'histoire, à la vérité et à la mémoire ainsi que sur le rôle que nous jugeons pernicieux joué par l'IVD.
1- Est-ce que c'est la vérité ? Malheureusement non. Il s'agit-là du premier mensonge ou de la première tromperie. La vérité est un peu plus compliquée que ce qu'on a vu à la télé et ça serait se tromper ou se mentir que de croire que la vérité est un récit de vie aussi douloureux ou pénible soit-il, ou qu'elle se confonde avec les certitudes d'un torturé dont la souffrance doit être respectée et la parole écoutée mais en aucun cas galvaudée. Pire encore, ça serait prendre le risque d'institutionnaliser des impressions, une fausse mémoire, des moitiés de vérités pour ne pas dire, dans certains cas, des réalités fantasmées faute de pouvoir être sublimées. Se "délivrer", se rassurer, bien passer à la télé ou répondre à des promesses qu'on a cru données n'a jamais été le chemin de la vérité. Dans le cas d'espèce, déconstruire est une chose, casser c'en est une autre, et vouloir faire croire que l'Histoire est réductible à un ensemble de récits n'est rien d'autre qu'une imposture intellectuelle et un mensonge qu'on veut imposer à force de renfort médiatique et de calculs politiques.
2- Est-ce que cela garantit que cela ne se reproduira plus ? Malheureusement non. Pas du tout. Il s'agit là du deuxième mensonge ou tromperie. Vu le moment et la façon de faire, ça risque même d'avoir un effet contraire. Pire encore, le simulacre de justice tout aussi populiste que cathodique, qui fait un procès à la justice elle-même sans que celle-ci n'ait à se défendre, ni à se prononcer, pourra servir à mieux détricoter ce qui lui reste de crédibilité. Histoire de bien enfoncer le clou dans le cercueil de nos institutions et de bien se débarrasser de ce qui fait l'essence de notre mémoire.
3- Est-ce que c'est comparable à d'autres pays ? Non, pas du tout. Il s'agit là du troisième mensonge ou tromperie. Faut-il le rappeler, nous n'avons eu ni la même histoire, ni les mêmes régimes, ni les mêmes mouvements qu'en Afrique du Sud, en Allemagne ou au Maroc. Et ce n'est certainement pas par hasard que nous avons préféré la « formule » « vérité et dignité » à celle mieux vendue de « vérité et réconciliation ». Quitte à déplaire aux experts ou aux marchands de "bonnes recettes" importées pour (dé)faire la justice, à ceux qui pensent déconstruire l'histoire, en en faisant un semblant de mémoire, qui rêvent du "spectacle" des autres, des mêmes « moules » appliqués aux rapports à l'intime, à la parole, à la confession, à la souffrance et à la mort. Quitte également à déplaire à ceux qui pensent "se réconcilier" avec soi-même, en trainant des cadavres dans la boue ou en mettant du "citron sur des plaies" encore ouvertes et des crèmes ailleurs...
4- Est-ce une catharsis « moderne », tout aussi collective que cathodique ? Non. Quatrième erreur ou mensonge par omission. Tout d'abord parce que la catharsis est le spectacle d'une violence ou d'une pulsion et non celle d'une souffrance (et les lecteurs devineront aisément à quoi renvoie le spectacle d'une souffrance). Ensuite, ça serait là aussi, se mentir, non seulement parce que rien n'est dit sur cette « technique » psychanalytique, supposée liée à des contextes culturels et matériels bien particuliers, mais également parce que la catharsis, si catharsis il y a, ne nous exonère pas de réfléchir aux « passions » censées être purifiées, ni à celles qui auraient occasionné l'impureté. Tels que les témoignages sont déroulés, vous n'aurez droit, malgré la sincérité des dépositions, qu'à de fausses leçons. C'est quoi alors? Comment comprendre tout cela? Pourquoi sciemment confondre mémoire et vérité, spectacle et dignité? Pourquoi verser dans le monologue alors que la démocratie est dialogue ?
Prismes déformants, travail de deuil et moralisation Entendons-nous bien : donner la parole aux victimes et à leurs parents, faire connaitre les exactions, les tortures et les assassinats est indispensable. C'est la moindre des choses, c'est nécessaire et salutaire pour que ceux dont les droits ont été réellement bafoués puissent être réhabilités et pour que les accusés puissent s'expliquer, s'excuser, se défendre et éventuellement se dédouaner. Mais donner la parole est une chose, la mettre en scène et l'utiliser en est une autre. Ce que je conteste, c'est non seulement les justifications qui frisent la mauvaise foi, mais c'est surtout cette mise en scène, cette instrumentalisation et cette récupération de la parole et de la souffrance. Pourquoi ? Parce que la parole n'évolue pas dans le vide, parce qu'on passe sous silence la sélection et la hiérachisation des victimes « utiles », parce que si je ne doute pas de la sincérité de certaines victimes, j'ai toutes les raisons de douter de ceux qui font semblant de leur donner la parole pour mieux la récupérer. Et mes doutes, c'est non seulement parce que la présidente de l'IVD est loin d'être au-dessus des conflits partisans et que plusieurs opposants à Ben Ali la connaissent à sa juste valeur, mais c'est aussi parce que toute cette mise en scène se fait au nom d'arguments fallacieux, et d'une pseudo recherche de la vérité et non de l'humanité, d'un procès pour le procès et non pour la justice et encore moins pour la vérité. Avec tous mes respects pour toutes ces personnes qui ont renoncé à la revanche tout en restant tourmentées par le ressentiment, nous avons le devoir et l'intérêt de vous écouter, mais beaucoup d'entre-vous vont se rendre compte qu'elles ont été -encore une fois- victimes cette fois-ci d'une énième illusion : Il y a manipulation et votre souffrance en est un des instruments. Après avoir été victimes de l'ancien régime, voici que votre travail de deuil se transforme en règlement de compte, et alors que vous aviez souffert pour le pays, voici que votre souffrance est l'objet d'un marchandage entre les partis.Tout simplement. Très malheureusement. La vérité et la dignité sont incompatibles avec la récupération médiatique des souffrances. La raison suppose et implique qu'on renonce à instrumentaliser de la sorte les émotions, y compris celles des spectateurs bien installés devant leur télé et qui, de temps en temps, peuvent douter ou se demander si tout le monde est innocent, si la vie est faite en noir et blanc, bons et méchants. La « morale » ne consiste pas à faire semblant de « donner » la parole aux victimes qui l'ont elles-mêmes libérée, mais à s'assurer que cette parole ne sera pas instrumentalisée. La « morale » ne consiste pas à appeler au « devoir de mémoire », mais à rester vigilant et conscient des lieux, des moments et des enjeux de notre amnésie. La « morale » ce n'est pas non plus faire semblant de découvrir aujourd'hui les atrocités d'hier, alors que toute sa vie on a détourné son regard voire qu'on y a, d'une façon ou d'une autre, contribué. La morale ne consiste pas enfin, à « écouter » des victimes mais également à leur parler, à leur expliquer pourquoi et comment cela a pu se produire et à répondre sincèrement et sans calculs politiques à leurs interrogations. Tout cela est tout simplement occulté, étouffé sous les « bons sentiments » et les discours tout aussi mielleux et moralisateurs que manichéens.
L'institutionnalisation du ressentiment La compassion, voire la pitié, sont nécessaires et relèvent de l'ordre de l'humain et du commun. Mais ceux pour qui s'apitoyer est tout un projet, les adeptes d'El Wafi, les voyeuristes et les "révolutionnistes" de la dernière heure en font une attitude de l'ordre de la posture et du positionnement. Il serait beaucoup plus inquiétant que des "intellectuels" tombent dans cet appel aux émotions qui finit par inhiber la raison. Il est également étonnant qu'on se retrouve dans des reflexes d'un autre temps où l'on confond méthode et institution et on se mette à répéter que ceux qui critiquent l'IVD n'ont pas de cœur, n'aiment pas la vérité voire sont d'anciens RCD. C'est ce qui est inquiétant dans cette institutionnalisation du ressentiment qu'est l'IVD et c'est ce qui nous prépare de nouveaux mensonges pour encore plus de manipulation. Non, l'IVD et ses défenseurs n'ont pas « le monopole du cœur » et gagneraient à faire preuve d'un peu plus de raison. Non, vous n'êtes pas plus patriotes que ceux qui se sont levés chaque matin pour construire ce pays et dont ils continueront à être fiers. Non, cette justice transitionnelle ne fondera pas une injustice transgénérationnelle et ce n'est que dans le débat et la critique (surtout de l'IVD) qu'on se rapprochera de la vérité, que les vraies victimes sous les anciens régimes verront leur rêve d'une meilleure Tunisie se réaliser et que les tunisiens se réconcilieront pour assumer leur histoire dans la dignité. Les psychologues et les historiens pourront alors faire leur travail d'écoute et de recoupements dans la sérénité nécessaire, loin des caméras et des calculs politiciens et les victimes feront leur travail de deuil sans instrumentalisation pour que justice, vérité et dignité soient réellement conciliés.
* Professeur, Ecole supérieure de commerce de Tunis. Directeur de l'ECCOFIGES (Ecole doctorale d'économie, comptabilité, finance et gestion de l'Université de la Manouba)