L'application de l'état d'urgence sur le terrain est à même de rassurer les Tunisiens sur leur sécurité et celle de leur pays face aux semeurs de mort qui n'ont pas désarmé. Mais, il est indispensable d'éviter les erreurs ou les initiatives qui pourraient rallumer la rue Maintenant que le président de la République a décidé de décréter l'état d'urgence pour une période d'un mois, l'on se demande quels sont les dividendes sécuritaires, politiques, socioéconomiques que l'on peut tirer d'une telle décision. En plus clair, les forces de sécurité auront-elles les coudées franches pour débusquer les terroristes et mettre la main sur les cellules dormantes ou «les loups solitaires» avant qu'ils ne passent à l'action. Le gouvernement profitera-t-il de l'interdiction des grèves et des mouvements de protestation à caractère social pour imposer les mesures qu'il peine encore à prendre ? Sur le plan économique, la saison touristique peut-elle être sauvée ou au moins la basse saison, celle où les hôtels tunisiens ont pris l'habitude d'accueillir fin septembre de chaque année les touristes appartenant à la catégorie des personnes âgées ? Sur le plan politique, les Tunisiens et les Tunisiennes auront-ils l'occasion, au cours de ce mois d'état d'urgence, de divorcer définitivement avec ce climat suffoquant de division, de tiraillements et surtout de coups bas qui caractérise le paysage politique national depuis — ayons le courage de le dire — les premiers jours de la révolution, l'époque qu'on croyait ouvrant la voie à une véritable réconciliation du Tunisien avec la politique dans son sens noble. La Presse a soumis l'ensemble de ces interrogations à nombre d'analystes politiques, d'experts sécuritaires, d'économistes et de politiciens pour sonder ce qu'ils attendent de ce mois d'état d'urgence. Les agents de sécurité concentreront plus leurs efforts Pour Badra Gaâloul, président du Centre international des études stratégiques, militaires et sécuritaires, «il est incontestable que les conditions appelant à l‘instauration de l'état d'urgence ont été réunies et c'est la raison pour laquelle le chef de l'Etat a pris la décision de faire en sorte que les Tunisiens vivront, un mois durant, sous l'état d'urgence. Reste à savoir comment on va tirer profit, surtout sur le plan sécuritaire, principalement de la traque des terroristes et de la découverte des cellules dormantes ou de ceux parmi les terroristes qu'on appelle les loups solitaires». «Il est évident qu'avec l'interdiction des grèves à répétition et la fin des sit-in anarchiques (déjà, hier, le sit-in des chômeurs à Gabès occupant les rails des chemins de fer depuis le 31 mai dernier a été levé grâce à l'intervention des forces de l'ordre qui ont tout nettoyé), les efforts déployés par les forces de l'ordre ne seront plus éparpillés et la présence sécuritaire sur le terrain dans les sites les plus exposés aux opérations terroristes sera davantage sécurisante et efficace. Cette présence réduira les mouvements de déplacement des terroristes et aura un impact certain sur leur calendrier. Mais les citoyens ordinaires auront un rôle important à jouer en apportant leur soutien et leur contribution à la réussite de cette mobilisation sécuritaire en faisant preuve de compréhension et de coopération avec les forces de l'ordre dans la mesure où les contrôles seront plus fréquents, voire intensifiés, en cette période connue pour la multiplication des déplacements, surtout quand on sait que la fin du mois de Ramadan coïncidera avec le retour massif de nos concitoyens à l'étranger», ajoute-t-elle. Qu'en est-il sur le plan économique ? Badra Gaâloul se veut optimiste en soulignant : «Oui, si on réussit à sécuriser le pays, on pourra regagner la confiance des investisseurs et peut-être sauver l'arrière-saison touristique». Il faut rassurer ceux qui veulent travailler Moez Joudi, président de l'Association tunisienne pour la bonne gouvernance, partage un tant soit peu l'approche développée par Badra Gaâloul pour ce qui est de la possibilité de pouvoir sauver l'arrière-saison touristique « à condition de mettre en place une stratégie intelligente à même de tirer profit du marché algérien, du marché interne et de la clientèle habituée du site Tunisie en arrière-saison». Seulement, notre expert ne manque pas d'attirer l'attention sur «les retombées négatives de l'état d'urgence à court terme, mais à moyen et à long termes, l'état d'urgence peut être efficiente et économique puisqu'en assurant la sécurité, on rassure ceux qui veulent travailler». On réalise des économies «Quand l'état d'urgence est décrété, on ne réalise pas de profits. On réalise plutôt des économies. On limite les pertes programmées et on arrête au moins l'hémorragie qui menaçait d'être totale», fait remarquer l'analyste politique Naceur Héni. Il se pose, toutefois, la question suivante : «Quel est le contenu des mesures sécuritaires et politiques qui accompagneront l'état d'urgence. Pour le moment, le chef de l'Etat s'est contenté de décréter l'état d'urgence en laissant au gouvernement le soin de décider de la nature de son application sur le terrain, au vu de l'évolution de la situation générale dans le pays. Et comme l'état d'urgence est intervenu à la suite de l'attentat terroriste survenu à Sousse dans un hôtel des plus huppés et au vu des mesures sécuritaires appliquées depuis le 1er juillet, l'on apprend que plusieurs touristes n'ont pas apprécié qu'ils soient mis sous la vigilance même discrète des policiers. Et leur réaction concerne aussi les aéroports et les plages». Naceur Héni reconnaît, tout de même, que la présence intensifiée des forces de l'ordre sur le terrain «aura sûrement un effet immédiat, mais il ne faut, en aucun cas, comprendre que la sécurisation extrême est le seul moyen à même d'éradiquer les opérations terroristes. C'est bien la mobilisation et la veille citoyennes qui sont à encourager au maximum. Mais comment le citoyen doit-il se comporter dans une situation comme celle que traverse notre pays ? A mon sens, tout citoyen est appelé à rapporter tout ce qui lui paraît louche aux autorités sécuritaires et à leur laisser le droit d'évaluer l'importance des informations qu'il leur fournit. En plus clair, il faut laisser les agents de sécurité faire leur travail. Parallèlement, il faut qu'on fasse montre de compréhension, de patience et d'acceptation des manières avec lesquelles nos forces sécuritaires vont appliquer les mesures concrétisant l'état d'urgence». Le rôle des politiciens et de la société civile Réussir l'état d'urgence n'est pas exclusivement la mission des forces de sécurité et du citoyen ordinaire. Elle est aussi l'affaire des partis politiques au pouvoir et dans l'opposition et des associations et organisations de la société civile. «Certes, précise notre analyste, les manifestations dans les rues vont être interdites pour motif sécuritaire et les sit-in et grèves sauvages ou anarchiques disparaîtront. Il reste que nos partis politiques et acteurs de la société civile sont tenus de consacrer leurs efforts à la sensibilisation de leurs militants et adhérents même lors de rencontres restreintes qu'ils peuvent organiser dans leurs locaux à l'échelle nationale, régionale et locale. L'essentiel est que la mobilisation citoyenne reste quotidienne. Parallèlement, le gouvernement est invité à ne pas exploiter la liberté d'action que lui offre l'état d'urgence pour prendre des mesures n'ayant aucun rapport avec la situation sécuritaire. Il est urgent d'éviter les erreurs ou les mauvaises initiatives qui peuvent faire retourner les mécontents dans la rue».