Abdelwaheb El Héni (président du parti Al Majd) : « Pour un état de vigilance et non d'urgence » Il est clair que nos forces armées connaissent un état d'épuisement certain. Depuis la révolution, elles sont engagées dans des opérations de maintien de l'ordre qui ne font pas partie de leur mission principale. Leur rôle est plutôt de protéger l'intégrité territoriale du pays. Malheureusement, ces opérations de maintien de l'ordre épuisent l'armée et la détournent de sa mission principale. Car, son rôle n'est pas de protéger les institutions et les ministères et les mausolées. D'un autre côté, la situation sécuritaire tendue, notamment les menaces terroristes, exige un effort supplémentaire et pour la police et pour l'armée, surtout en matière de renseignements. La solution serait la levée de l'état d'urgence pour permettre aux forces armées de vaquer à leur fonction essentielle et d'avoir un minimum de répit avant leur redéploiement à l'occasion des prochaines élections. Il faut, à mon avis, opter pour un remplacement de l'état d'urgence par un dispositif sécuritaire de vigilance sans déploiement des forces armées. Cela en définissant des états de vigilance sécuritaire avec des plans en trois niveaux : 1-2-3 ou jaune, orange, rouge. Autrement dit, un état de vigilance inférieur, moyen et supérieur, sans tomber dans l'urgence qui fait sortir l'armée de son cadre et de sa fonction principale. L'état de vigilance implique la coordination des efforts entre les forces de sécurité et les forces armées là où il y a risque. Cette coordination est nécessaire afin de définir les niveaux de responsabilité, notamment la responsabilité d'engagement du feu ou l'utilisation des armes, d'une part, Et de rassurer les citoyens et de dissuader les fauteurs de troubles et criminels, d'autre part. La vigilance sécuritaire est pratiquée dans le monde par plusieurs pays comme la France, qui applique en période de risque sécuritaire le plan Vigipirate. Enfin, cette levée de l'état d'urgence nécessite également l'apaisement des tensions sociales et politiques ainsi que la constitution d'un niveau élevé de concorde nationale. Ce qui, aujourd'hui, fait défaut de par la responsabilité de la Troïka. Mokhtar Trifi (avocat et ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme) : «L'armée doit regagner ses casernes» Je suis pour la levée de l'état d'urgence afin que l'armée puisse se consacrer aux tâches qui sont les siennes :s'entraîner, développer ses capacités de défense, garder les frontières, combattre le terrorisme car, comme l'a déclaré Abdelkrim Zbidi, ancien ministre de la Défense, «l'armée est en train de remplir la tâche qui incombe normalement à la police». L'armée doit regagner ses casernes d'autant qu'on n'est pas en train d'appliquer l'état d'urgence qui implique, par exemple, que certaines libertés d'attroupement, de manifestation et autres soient restreintes. Ce qui n'est pas le cas, et c'est tant mieux. Il faudrait, donc, que l'institution sécuritaire assure la sécurité interne en gardant les entreprises publiques, les ministères, assurer l'ordre, etc., afin que les forces armées accomplissent leur véritable mission : protéger le pays contre le terrorisme et garder les frontières. La situation générale dans le pays doit permettre la levée de l'état d'urgence dont les inconvénients sont plus importants que les avantages. Le président de la République, en coordination avec le chef du gouvernement et le ministre de la Défense, doit prendre la décision de la levée de l'état d'urgence afin que l'armée regagne ses casernes et se consacre pleinement à son devoir. Ahmed Brahim (président d'Al Massar) : «La levée de l'état d'urgence relève d'une décision politique» L'état d'urgence dure, maintenant, depuis plus de deux ans, ce qui est excessif pour l'armée qui devrait plutôt consacrer ses efforts à la défense des frontières du pays aussi bien contre le terrorisme, qui porte atteinte à la sécurité du pays, que contre la contrebande qui mine son économie. Les forces armées devraient normalement avoir autre chose à faire que de surveiller les édifices publics. Les deux composantes sécuritaires du pays sont les forces armées et les forces de sécurité nationale. Toutes deux sont complémentaires et chacune devrait se consacrer à la tâche qui lui incombe. Et c'est à la police d'assurer la sécurité des citoyens et des institutions publiques. La levée de l'état d'urgence relève d'une décision politique et c'est au président de la République, en concertation avec le ministre de la Défense, de prendre cette décision. La question de la levée de l'état d'urgence a été d'ailleurs soulevée par l'ancien ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, avec le résultat que l'on sait, puisqu'il a démissionné de son poste, en raison, d'ailleurs, de l'absence d'une réelle volonté politique de lever l'état d'urgence. De toute façon, il me semble que la question a été de nouveau soulevée et que, normalement, la décision de la levée de l'état d'urgence ne devrait pas tarder. Imed Khélifa (porte-parole de l'Union des syndicats des forces de sécurité) : «Alléger le poids qui pèse sur les forces armées» Il faut qu'il y ait accord entre les ministères de l'Intérieur et de la Défense sur la levée de l'état d'urgence. Cela afin de permettre d'alléger la tâche et le poids qui pèsent sur les forces armées et qu'elles puissent se consacrer à la protection de nos frontières. Propos recueillis par Samira DAMI Fayçal Cherif (analyste militaire) : La relève n'est pas possible A l'heure actuelle, il est impossible de lever l'état d'urgence pour les raisons suivantes : — La relève qui doit être assurée par la police et la garde nationale n'est pas possible puisque ces deux corps ne sont pas prêts aux plans technique et matériel et encore moins à l'échelle juridique. Les menaces terroristes sur les plans intérieur et régional nécessitent la vigilance extrême de l'armée et sa mobilisation totale. Dans les conditions actuelles, l'état d'alerte est déclenché automatiquement au sein de l'armée. Le contrôle des frontières et la coordination avec l'Algérie reviennent à l'armée et à la garde nationale qui sont les plus habilitées à garder les frontières et à s'opposer aux passeurs d'armes. Sur le plan du renseignement, il faut dépasser la phase réactive vers la phase préventive pour découvrir les réseaux terroristes bien avant qu'ils ne passent à l'action. En définitive, je suis contre l'appel à la levée de l'état d'urgence. Ceux qui y appellent devraient réfléchir dix fois avant de s'exprimer sous l'émotion ou la précipitation. Pour moi, l'armée est appelée à consentir davantage de sacrifices afin de garantir la sécurité intérieure et extérieure du pays. Et ceux qui exigent son retour à ses casernes ne savent pas ce que le pays risque au cas où ils seraient écoutés par les responsables. Boubaker Ben Kraïem (ancien sous-chef d'état-major de l'armée de terre) : L'armée doit retourner à ses casernes Actuellement, nous n'appliquons de l'état d'urgence que le nom qu'on lui donne dans la mesure où les conditions qui devraient y présider ne sont nullement respectées. Faut-il rappeler à ceux qui se présentent comme des analystes de la dernière heure que sous l'état d'urgence, les libertés sont réduites au minimum et les manifestations et les rassemblements, même pacifiques, sont purement et simplement interdits. Si ces conditions ne sont pas respectées, il ne sert à rien de maintenir l'état d'urgence ou de le prolonger à l'infini. Il n'est dans l'intérêt de personne que l'armée reste en état d'alerte. Les armées doivent s'organiser, effectuer des manœuvres, former continuellement leurs cadres et accomplir leur travail normalement. Et puis, l'état d'urgence doit être limité dans le temps. L'état d'urgence peut être maintenu dans les régions de Kasserine, du Kef et de Jendouba. Dans les autres régions, l'armée peut retrouver ses casernes. Laissons l'armée s'occuper de Chaâmbi. A mon avis, la garde nationale aurait dû se retirer du terrain dès l'arrivée des forces armées. Quant aux agents de la garde nationale, ils doivent s'occuper du renseignement et de la prévention ainsi que de la poursuite des éventuels terroristes. Je soutiens absolument ceux qui demandent que l'armée regagne ses casernes, sauf dans les régions les plus exposées au danger terroriste. Il faudrait observer que les droits de l'Homme doivent être respectés durant la période de l'état d'urgence. Propos recueillis par A.DERMECH