Ceux qui ont assisté dimanche soir au spectacle offert par le Théâtre romain de Carthage ne l'ont certainement pas regretté. Ce fut en effet, comme annoncé par le présentateur à l'entame, de l'éblouissement. Tout avait pourtant mal commencé : des spectateurs mal informés attendaient depuis les alentours de 21h00, pensant que le spectacle débuterait à 22h00, conformément à un horaire qui est clairement indiqué sur les billets mis en vente et à quoi ils ont été habitués. L'organisation, pour une raison qui tient du mystère, avait tenu en outre à maintenir tout ce monde dans la file d'attente et à ne pas donner accès à l'intérieur du théâtre jusqu'à 22h30... Exigences des ultimes répétitions ? Peut-être. Mais ça grognait tant et plus. Certaines personnes étaient venues accompagnées de jeunes enfants, qu'elles avaient à garder dans les bras. Une fois installés dans les gradins, on attendit encore une bonne demi-heure, en ayant tout le loisir de noter que l'heure affichée sur l'écran géant pour le début des quelques spectacles qui restent au programme de cette présente édition est 22h30 et non 23h00 comme le dit le personnel à l'entrée... Allez comprendre. Mais trêve de telles considérations. On était là pour assister aux Feux d'Anatolie... Vous savez, cette partie située au nord-est de la Méditerranée, qu'on appelle aussi l'Asie mineure et qui fut si riche en légendes dans la haute antiquité. C'est aujourd'hui la Turquie, ou du moins sa partie orientale. La précision est utile car le spectacle commence justement à travers cette évocation de l'âge mythologique, de cette union des hommes autour de la figure solaire : figure qui transmettra aux danseurs, et donc aux spectateurs aussi, le feu de leur art tout au long de la représentation. La présence de la dimension mythologique sera d'ailleurs soutenue par des images projetées sur écran qui nous transportent dans l'antiquité. Et du feu, il y en aura donc, dans la façon dont cette bande de garçons et de filles va électriser l'assistance, mêlant parfois la parole au geste, si l'on peut dire : le cri guerrier et le youyou à la frénésie d'une danse qui relève de la prouesse technique, sur le plan aussi bien individuel que collectif. Pas de doute, il y a du génie dans la conception d'un tel spectacle dont certains, on n'a pas manqué de le dire, seraient bien inspirés de prendre de la graine. Et cela pour sa rigueur autant que pour son inventivité, pour sa capacité à faire alterner intelligemment force et douceur dans le rythme et, surtout, pour sa manière de mobiliser l'héritage anatolien et lui donner un visage nouveau grâce à la fraîcheur juvénile des danseurs. C'est en effet sur cette équation que beaucoup de nos artistes se brisent dans leurs élans : ils ne parviennent pas à allumer le grand feu de notre propre héritage, craignant qu'il se mette à dévorer notre modernité. C'est pourquoi ils se contentent d'un feu timide, qui ne brûle pas, qui ne brûle plus, qui sert tout juste d'alibi. Le résultat est que l'âme n'y est pas. Tout cela parce que la jonction entre le feu de la tradition et le feu de la création ne se fait pas. Parce que ceux qui pourraient réaliser cette grande alchimie, qui est gage de vigueur nouvelle, n'ont pas l'humilité et la patience qui sied à un tel métier. Ou qu'ils sous-estiment la tâche. Quoi qu'il en soit, ceux qui ont fait le déplacement avant-hier ont eu droit à une soirée qui a réconcilié le public autour du grand spectacle. Ils ont vu des jeunes qui les ont épatés par les audaces d'une chorégraphie et ils ont suivi aussi le périple coloré d'un peuple attaché à une terre, la terre d'Anatolie, à travers des danses et des costumes au fil des âges.