Compagnon de route et frère d'armes, le dirigeant discret d'Al Massar Hichem Skik parle d'Ahmed Brahim au présent Comment vous êtes-vous connus ? Il m'arrive souvent de penser qu'avec Ahmed on est des frères jumeaux s'il n'y avait pas la différence d'âge. Je suis plus âgé que lui de six ans. Disons que je l'ai considéré comme un jeune frère. Nous avons mené des vies presque identiques avec un léger décalage dû à la différence d'âge. J'ai fait des études de français, il a fait des études de français, j'ai fait de la linguistique, il s'est aussi spécialisé en linguistique. Ensuite j'ai été enseignant à la faculté des Lettres de La Manouba, il a aussi enseigné à la même faculté. J'ai adhéré au parti communiste tunisien, il a adhéré à ce même parti. On ne se connaissait pas jusque-là. Avec d'autres camarades, nous avons créé ensemble Ettajdid, ensuite Al Massar. Je l'ai rencontré en Tunisie dans les années 70. Depuis on ne s'est plus quittés. Nous avons enseigné ensemble et nous avons milité ensemble. En tant que militant, je le connais depuis plus de 40 ans, en tant que collègue depuis plus de 20 ans. Une partie de moi-même est partie. Il m'est arrivé de dire, après sa mort, que je lui en voulais un peu, parce qu'il n'a pas respecté les lois de la nature. Il est parti plutôt que moi, alors qu'il est plus jeune que moi. Je n'arrive pas à réaliser, je n'arrive pas à parler de lui au passé. Quels souvenirs gardez-vous de lui ? Je garde de lui sa fraîcheur, sa spontanéité, on lisait à travers ses yeux, ce n'était pas le politique roublard qui fait des calculs. Il disait ce qu'il pensait, que ça plaise ou non. On était très souvent en désaccord. Il était à la fois fougueux, il criait, il lui arrivait de s'énerver. Mais il gardait toujours la tête froide, ses décisions étaient mûrement réfléchies. Quand nous l'avons élu à la tête d'Ettajdid et el Massar, on ne se voyait plus suffisamment, il était très pris. Il éprouvait le besoin de discuter avec moi et on avait parfois des discussions au téléphone d'une heure et plus sur telle position à adopter ou sur telle affaire. La révolution est-elle le couronnement de son parcours ? L'avait-il perçue ainsi ? Non, et je dirais même au contraire, pour lui comme pour nous, c'était le début de quelque chose, mais il est parti trop vite. La maladie l'a emporté trop vite. Il était sur une trajectoire où enfin on pouvait ensemble réaliser nos rêves. Il a été fauché par la maladie et par la mort. Mais ce qui est remarquable, il ne s'est jamais abandonné à la maladie. Il a résisté, il l'a traitée comme il fallait. Il continuait sa vie, pouvait difficilement bouger, mais il écrivait sur Facebook et nous envoyait des messages. Environ un mois avant sa mort, nos jeunes à Al Massar sont allés lui rendre visite pour lui présenter le bureau. Au cours de la discussion, il nous a dit, «c'est honteux, les Tunisiens, comme tous les autres peuples arabes oublient les Palestiniens et les abandonnent à leur sort, dans un mois et demi, ce sera la journée de la Terre, je m'en charge». Il a tenu à organiser lui-même l'événement et a invité des gens de Palestine. Une semaine, dix jours après il est parti. Il sait qu'il était à la fin mais tenait à faire son devoir vis-à-vis de la Palestine. Avait-il peur d'un retour en arrière, d'un revers quelconque ? Oui, il disait qu'il y avait des menaces très sérieuses sur la révolution et nous demandait d'ouvrir les yeux, de rester vigilants. Il pensait à la fois aux risques que l'intégrisme pourrait faire courir à la Tunisie, et aux menaces sur son modèle de société. Il pensait au terrorisme mais il pensait aussi à un retour du RCD sous d'autres formes. Il nous disait qu'il faut se méfier de ces trois dangers qui menacent la révolution. Il le disait jusqu'à la fin. A-t-il laissé des instructions d'ordre politique comme par exemple faire alliance avec telle ou telle formation politique ? Il n'a pas laissé d'instructions sous la forme d'un testament, mais le vrai testament, c'est sa vie. Ettajdid ou Al Massar sont connus pour être toujours à l'affût d'une coalition quelconque. Lui était toujours à la pointe de ce combat. Il allait discuter et essayait de rassembler, pour nous c'est un testament qui n'est pas écrit, mais cela fait partie de la culture d'Al Massar, c'est notre ADN. Nous l'avons payé très cher, nous ne renoncerons pas pour autant. Tant qu'il y aura des forces de droite organisées et des forces de gauche dispersées qui n'ont pas de poids réel dans la société, nous continuerons le combat. Nous continuons à croire qu'un jour viendra où les forces démocratiques et progressistes feront office de contre-poids et auront leur mot à dire dans la société tunisienne. Votre dernier mot Tout ce que je souhaite pour lui et pour nous, de là où il est, je ne sais pas s'il peut nous voir encore, qu'il soit satisfait du fait que nous continuons sur le même chemin. La voie de la politique conçue comme morale et valeurs et non comme combines et entourloupettes. Nous continuerons même si cela ne rapporte pas sur le plan électoral. C'est notre identité, notre culture, nous en sommes fiers et j'espère qu'il sera fier de nous.