Par Soufiane BEN FARHAT Dans Le chevalier inexistant d'Italo Calvino, il est dit que rien n'a de sens et que la guerre durera jusqu'à la consommation des siècles. L'actualité nous y ramène, hélas ! Pas plus tard qu'avant-hier, le dalaï lama a critiqué la réaction des autorités chinoises à l'attribution du prix Nobel de la paix 2010 au dissident Liu Xiaobo. Pour le chef spirituel des Tibétains en exil, le gouvernement chinois "doit changer". A l'entendre, "Pékin n'apprécie pas les opinions divergentes". En fait, Pékin avait vivement réagi vendredi à l'annonce de l'attribution du Nobel à Liu Xiaobo. Ce dernier avait été condamné le 25 décembre dernier à 11 ans de prison pour incitation à la subversion. Le dissident avait signé fin 2008 la "Charte 08". Celle-ci réclamait l'extension de l'aire des libertés politiques en Chine. L'action égale –et surpasse parfois — la réaction. Pékin a notamment dénoncé une distinction accordée à un "criminel" qui va à "l'encontre des principes" du prix Nobel. Et si le dalaï lama se rappelle au bon vieux souvenir du gouvernement chinois, c'est parce qu'il est, lui aussi, prix Nobel de la paix 1989. Son prix lui avait été décerné au lendemain des événements de la place Tien An Men à Pékin. A l'époque, dans la foulée de la chute du Mur de Berlin, on avait présumé trop vite de la disparition imminente du pouvoir de la Chine communiste. Plus de vingt-ans plus tard, la Chine ne semble guère ébranlée par quelque ferment révolutionnaire ou réformiste à même d'inquiéter le pouvoir de ce qu'on appelait jadis l'Empire du Milieu. Par ailleurs, trois jours après l'attribution du prix Nobel de la paix, l'ambassade de Norvège en Chine a fait savoir qu'une réunion sur la pêche, prévue cette semaine entre des ministres chinois et norvégien, avait été annulée. La rencontre était initialement prévue pour demain mercredi. Vendredi dernier, Pékin avait averti que les relations avec le gouvernement norvégien risquaient de pâtir de cette distinction (le Nobel de la paix) attribuée à un "criminel". En vérité, entre l'Europe et les Etats-Unis d'Amérique et le Japon d'une part, la Chine de l'autre, les rivalités sont essentiellement économiques. Comme le faisait remarquer il y a quelques jours un journal bruxellois: "La Chine envahit l'Europe. Notamment la Belgique. Volvo Gand, le plus important centre d'assemblage automobile, est chinois, depuis que Geely Automobile Holding a pris le contrôle de Volvo…Et la Flandre compte sur un repreneur chinois pour sauver Opel Anvers [dont la fermeture a été annoncée par GM Europe le 4 octobre]. Tandis que la Grèce a accueilli avec soulagement la main tendue de Pékin début octobre, qui a promis de l'aider à financer son énorme dette publique. Mais le soutien chinois — apporté par le Premier ministre, Wen Jiabao, en personne — n'est pas désintéressé: la Chine veut faire de la Grèce la principale porte d'entrée de ses produits sur le grand marché européen. Cette offensive chinoise est considérée avec quelque inquiétude. Et pour cause : Pékin négocie durement pour faire valoir ses intérêts. Le 4 octobre, au forum Asie-Union européenne, à Bruxelles, WenJiabao a refusé de discuter de la valeur de la monnaie chinoise, le yuan, que les Européens, comme les Américains, jugent sous-évaluée – maintenu par Pékin à un niveau très bas afin de favoriser les exportations chinoises". Les faits sont là. Les faisceaux d'indice aussi. Dès lors, il est permis de situer l'attribution du Nobel de la paix à un dissident chinois dans le cadre du bras-de-fer économique particulièrement âpre qui oppose la Chine aux Occidentaux. Les intérêts, politiques, droits-de-l'hommistes ou autres, sont sélectifs. La "communauté internationale" — c'est-à-dire en vérité les pays occidentaux et nord-atlantiques — veut qu'il en soit ainsi. On voit volontiers la paille dans l'œil du voisin et on ne voit pas la poutre dans le sien. Ou dans celui de ses alliés. Sinon, moi j'aurais souhaité qu'un des dix mille prisonniers palestiniens croupissant dans les prisons israéliennes obtienne le Nobel de la paix. Octroyez ce prix à Marouane Barghouthi et on verra après !