Le mouvement Ennahdha craquelle, péniblement. Certains de ses anciens affidés parlent. Et ce n'est qu'un début. Leurs témoignages sont autant de réquisitoires contre un mouvement qui affiche une sérénité de façade et se refuse à inventorier son propre passé, tout en se confinant dans la diabolisation soutenue de ses rivaux et détracteurs Certains jours, la vérité historique se fraye un chemin à pas de géant. Au bonheur des uns et au grand dam des autres. Ainsi en est-il depuis la dernière conférence de presse du comité de défense des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. On y a présenté un dossier, plutôt bien ficelé, attestant de l'existence d'une organisation militaire secrète du mouvement Ennahdha. Le dossier met en valeur l'existence d'un lien de cause à effet entre cette organisation secrète et les assassinats, en 2013, des deux éminents leaders du Front populaire. Malgré le déni du mouvement dit islamiste, le parquet a jugé utile d'ouvrir une instruction judiciaire à ce propos, après quelques jours d'hésitation et de passes d'armes par plateaux audiovisuels interposés entre les partisans du Front populaire et les séides d'Ennahdha. Depuis, les langues se délient. Des révélations abondent dans le sens de l'existence de ladite organisation secrète. Elles proviennent d'anciens responsables sécuritaires essentiellement. Et elles ne laissent guère indifférent. Les nahdhaouis ont beau écumer et voire rouge, les évidences s'imposent. En campant le déni absolu, le mouvement Ennahdha essuie bien des revers. Parce que les faits et les faisceaux d'indices sont têtus. Or, le mouvement gagnerait à endosser son passé dans son intégralité et faire publiquement son devoir d'inventaire. Le déni, la diabolisation des détracteurs, voire leur intimidation, ne servent à rien. Bien pis, ils s'avèrent contre-productifs. Nul n'ignore en effet que le mouvement Ennahdha a bénéficié, au lendemain de la révolution de 2011, d'une certaine mansuétude tant intérieure qu'étrangère. Or, ce n'est plus le cas. À l'intérieur, son exercice du pouvoir au sein de la Troïka (2011-2014), puis de 2014 à nos jours, a été ravageur. À l'étranger, Etats-Unis d'Amérique et Europe occidentale en prime, le vent a tourné. Les islamistes du monde entier ne bénéficient plus du laxisme politique en vigueur il y a quelques années. Or, les services secrets du monde entier disposent de sérieux dossiers et réquisitoires sur l'implication de mouvements islamistes dans la nébuleuse terroriste mondiale et plus particulièrement sur l'exfiltration de dizaines de milliers de jeunes vers les bataillons terroristes, particulièrement en Syrie, Irak et Libye. Des milliers de jeunes Tunisiens en ont fait les grands frais, à divers titres, sous le règne de la Troïka principalement sinon exclusivement. En même temps, l'irruption du terrorisme en Tunisie met au jour des réseaux secrets, des infiltrations des appareils sécuritaires et la connivence des ailes les plus radicales du terrorisme avec les façades islamistes qui s'affichent volontiers civiles et pacifistes à souhait. Autre aspect et non des moindres, la justice transitionnelle en Tunisie s'avère en fin de compte tronquée sur cet aspect précis des choses. En passe de finir son mandat dans quelques semaines, elle a peu révélé, du moins jusqu'ici, sur le collusion du mouvement islamiste avec la violence, le terrorisme et les tentatives de coup d'Etat avérées pour Ennahdha au moins deux fois en Tunisie, à la fin des années 80 et au début des années 90 du XXe siècle. Certains dossiers, nous dit-on, ont été déférés par l'Instance vérité et dignité (IVD) devant la justice régulière. On n'en sait pas encore grand-chose. De même, les séances publiques de témoignages chapeautées par l'IVD n'ont guère été prolixes à ce propos. Aujourdhui, les révélations en cascade jettent un sérieux pavé dans la mare. Ils interrogent tous les Tunisiens sur des pans de leur passé proche maintenus dans l'ombre douteuse et sous le boisseau. Le mouvement Ennahdha lui-même craquelle, péniblement. Certains de ses anciens affidés parlent. Et ce n'est qu'un début. Leurs témoignages sont autant de réquisitoires contre un mouvement qui affiche une sérénité de façade et se refuse à inventorier son propre passé, tout en se confinant dans la diabolisation soutenue de ses rivaux et détracteurs. Les dirigeants d'Ennahdha font une mauvaise lecture des prémices de la période en gestation. Elle est planétaire et elle prendra de l'ampleur dans les prochains mois. Tous les indices le corroborent. Passer tour à tour de mouvement de prédication à mouvement politique puis armé et terroriste puis légal puis de nouveau clandestin avant d'accéder au pouvoir un demi-siècle durant, laisse des traces. C'est-à-dire une traçabilité et l'impératif de rendre des comptes. Balayer le passé chargé d'un revers de la main et se calfeutrer dans l'assurance obsessionnelle d'une vérité intime frise la schizophrénie politique. Parce que, comme l'a si bien souligné Bernanos, «le scandale n'est pas de dire la vérité, c'est de ne pas la dire tout entière, d'y introduire un mensonge par omission qui la laisse intacte au dehors, mais lui ronge, ainsi qu'un cancer, le cœur et les entrailles.» À méditer.