Par Soufiane Ben Farhat Notre paysage littéraire est désolé. N'en doutons guère. Les faits sont là. Et ils sont têtus. Notre production littéraire annuelle est squelettique. Nos écrivains ne vivent point de leur art. Il n'est guère fait mention de leur statut (romancier ou écrivain) dans leurs papiers d'identité. Réglementairement, le métier d'écrivain n'existe pas sous nos cieux. Le statut d'écrivain mineur –sous-genre de l'homme de lettres — n'est reconnu que dans la profession de journaliste. Et le journalisme est un art, certes, mais surtout une profession. Autrement dit, un gagne-pain, avec toutes les servitudes et vicissitudes que cela suppose. Et puis, l'offre dépend aussi de la demande. Les Tunisiens ne lisent pas. Ou pas assez. Ou en deçà du minimum requis pour faire tourner la machine de la vente des livres. Et ceux qui lisent, leurs préférences ne vont pas certainement pour la littérature. Nous en faisions mention sur ces mêmes colonnes il y a quelques mois: "En Tunisie, on a édité 1.300 livres culturels en 2004 contre seulement 1.303 livres en 2008. Le Tunisien lit peu, en moyenne un livre par an. C'est-à-dire au-dessus du néant et en deçà de rien. C'est navrant, mais c'est ainsi" (La Presse du 8 janvier 2010). Pour le roman, nos prix littéraires se réduisent à une seule grande manifestation annuelle, le Comar d'or. Dans l'Illustre Ecrivain, sorti en 1982, Roger Peyrefitte estimait le nombre de prix littéraires français à près de deux mille annuellement. Il en concluait que, la France comptant à peu près trente mille hommes de lettres, chacun peut espérer avoir au moins un prix au cours de sa carrière. Pour la poésie et le théâtre, point de prix littéraires strictement tunisiens à proprement parler. En 2009, le prix Abou El-Kacem Chabbi pour le théâtre a récompensé un Jordanien. L'année d'avant, le prix Abou El-Kacem Chabbi pour la poésie a été décerné à un Egyptien. Le plus frappant pour le prix Abou El-Kacem Chabbi pour le théâtre, c'est qu'on ait refusé les textes dont le dialogue est en dialectal. Pourtant, l'éminent dramaturge Ezzeddine Madani, président du jury, a écrit des pièces et des livres entiers en arabe dialectal, auxquels il doit d'ailleurs son succès et sa renommée. Je pense notamment à L'Homme Zéro. Et je ne vois guère de théâtre tunisien bannissant irrémédiablement le dialectal. On peut bien écrire le théâtre tunisien en arabe classique ou même en poésie lyrique. Mais ceci n'empêche pas cela. Et puis, nos meilleures pièces théâtrales ont été écrites et présentées dans notre suave parler tunisien aux inépuisables nuances significatives et ressources sémantiques. Ezzeddine Madani en sait quelque chose. Que serait notre théâtre sans Ghassalet Ennouader, Le Maréchal ou Atchane ya Sabaya? Ici et là, certains de nos maigres prix littéraires – qui se comptent déjà sur les doigts de la main— sentent l'astuce, l'artifice, l'arrangement et la combine. Ce n'est guère un phénomène purement tunisien à vrai dire. Interrogé sur la signification de son dernier livre intitulé C'est une chose étrange à la fin que le monde (août 2010) Jean d'Ormesson a dit notamment: "Je suis hanté par le temps et aussi par l'imposture. Il me semble que le monde actuel est très travaillé par l'imposture, dans l'art moderne, la mode, ou dans l'attribution des prix littéraires". Ce n'est pas le moindre charme d'une théorie que d'être réfutable, se plaisait à dire Nietzsche. Jusqu'à preuve du contraire en fait. Parce que, précisément, l'irréfutable sent la sentence irréfragable. Une espèce de mort. Et les écrivains redoutent la mort plus que toute autre personne. Eux qui aspirent à l'éternité.