Tous les contrastes sont là, épais, harcelants, ils nous tiennent de partout à même la rue. On pouvait compter, parcourir les quelques mètres jusqu'au café où nous voulons prendre le petit déjeuner et voilà que nous collons à la chaussée entourés par des centaines et des centaines de personnes de touts habits, de toute classe, de tout âge, de toute voix. Telle cette femme, la cinquantaine accompagnée de sa fille, dont le fils et le frère est captif dans les locaux de la police et qui, nous a-t-on dit, témoins à l'appui, «a subi des sévices lors de son interrogatoire». Tel ce commerçant qui a perdu toute sa petite fortune dans le braquage d'un camion qui lui livrait sa marchandise déjà payée. Tel ce jeune diplômé qui n'a plus d'illusions quand les instances censées réceptionner sa demande après tant de discours prometteurs ont refusé même d'enregistrer son dossier…Tel encore ce jeune coiffeur dont le salon a été incendié et qui se plaint de ne pas trouver de quoi nourrir ce jour même ses deux enfants et son épouse. La ville est en ébullition bien que mes compagnons et moi, déclinions avec une sincère modestie notre qualité de simple citoyen sans nulle étiquette, nulle fonction, nul pouvoir. Ces gens-là ne voulaient qu'une écoute. D'autant plus rassurante qu'elle n'a rien d'officielle, justement. Car ces officiels ici ont repris les vieux habits d'avant le 14 janvier : refus d'accorder des audiences justifiées, chasse aux badauds devant les bâtiments administratifs, langue de bois et vaines promesses. Avenue Douleb, longue artère qui dessine en croix avec l'avenue Bourguiba le tout urbain de Kasserine, cette configuration élémentaire n'a pas changé depuis les années 60. Le reste ce sont deux quartiers, Zouhour et Nour, à la fois complices dans le bouillonnement et adversaires en temps de paix. Ce jour là où nous arpentions la ville du matin au soir, les deux espaces populeux parlent de la même voix. Nous n'avons plus rien à attendre de cette révolution que nous avons, nous les gens de Kasserine, contribué grandement à faire éclater. Le sang de nos gamins, la privation pendant des décennies où nous avons préféré la dignité à l'aumône, tous ces sacrifices s'évaporent aujourd'hui. Il n'y a rien de mieux pour donner une photo précise à ces propos qui fusent de partout, à haute voix et à même la rue, que la harangue en ferchichi littéraire de Dame Harbia Halimi, «guerrière» de son prénom, aidée de sa fille Soulaf exactement comme le coryphée de la tragédie grecque, qui soulignait les moments forts des propos du héros tragique ou lui glissait un détail indispensable à son éloquence : «Regardez j'ai tous les documents. Le chef de la police, vestige de l'ancien régime du président déchu est encore là. Il arrête son jugement, torture, fait signer des procès-verbaux entièrement rédigés par lui avant d'être soumis à la signature du prévenu. Il s'agit de mon fils Sedki, un handicapé, il vit de la moitié du foie et sans la rate, marié, père d'une petite fille née cette semaine pendant sa détention». Et la voix se casse pour longer dangereusement la zone du sanglot, avant de se reprendre, cette voix de tribun, pour insister sur des paroles de vraie pasionaria politique. «Et bien s'il fallait refaire cette révolution, on la refera. Nous avions tous les espoirs quand nous avons réussi à abattre le dictateur. Maintenant, nos frères et sœurs, notre ville, notre région retombent dans les nuits d'antan. S'il faut la refaire, nous la referons !...». Je traduis fidèlement les dits de cette femme, dits dentelés çà et là de mots venant du plus profond terroir linguistique de Kasserine. Quelqu'un dans l'assistance nous a révélé qu'il a posté sur Facebook les paroles et les images de cette scène. chinti (le môme), c'est-à-dire son fils Sedki gravement torturé par le chef de la police. A mesure que Harbia en face du tribunal parlait, modulant de mille timbres sa voix riche de mille reliefs sonores, des dizaines de passants s'arrêtent et nous entourent. Chacun scandant le flux de sa plainte, acquiesçait, ajoutait des éléments nouveaux corroborant son histoire, se déclarant volontaire pour témoigner de la véracité de ce qu'elle disait même devant le juge. Cela sentait l'émeute. Aujourd'hui, je dis, le mot d'ordre est donné pour un sit-in devant le siège du gouvernorat, tenu par la seule personne ici à Kasserine restée au-dessus de tout reproche, tout le long de notre enquête de cinq jours : le gouverneur lui-même, un ancien du corps militaire. Attendons que la promesse ou la menace de Harbia, la mère de Sedki, montre la voie à toutes et tous pour qu'enfin ce vrai pays de 510.000 habitants soit enfin pris en charge par une révolution qui semble de plus en plus fatiguée. La promesse ou la menace, c'est selon, d'un deuxième souffle.