«La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique ; celle-ci est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée». Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789. Art. 12 Au cours d'un débat radiophonique récent sur la sécurité, un participant, représentant probablement le département de l'Intérieur, avait relevé l'attitude, désormais toute tunisienne, de réclamer la chose et son contraire, qui déplore aujourd'hui l'absence de la police alors qu'hier encore, on reprochait à celle-ci d'être outrageusement visible. En d'autres termes, il faut savoir ce qu'on veut ! Il est évident que la question n'est pas dans le trop ou le trop peu de police, mais plutôt dans la mission dévolue à celle-ci dans une société de liberté. La question concerne aussi la difficile transition d'une police répressive, qui ne voyait que des individus, en fait des suspects et, sans doute, de possibles délinquants ou de dangereux opposants, à une police au service du public. Il faut rappeler d'abord à tous ceux qui semblent regretter l'omniprésence policière sous le régime de Ben Ali, au regard, faut-il le rappeler, d'une insécurité réelle jamais vécue par le passé, qu'elle n'était que l'expression d'un ordre apparent, d'une organisation superfétatoire de la discipline qui n'était pas au service de la population, mais œuvrait contre celle-ci. La police relevait d'un dispositif répressif propre aux dictatures qui lui octroyait des pouvoirs arbitraires et exorbitants pour en faire un Etat dans l'Etat, une contre-société avec un esprit de corps qui la rendait inattaquable et autorisée à agir en toute impunité. Qui osait jamais s'attaquer à la police, contester ses brutalités, lui intenter un procès pour abus de pouvoir? S'en prendre à la police, c'était tomber sous ses fourches caudines et aussitôt accusé de rébellion contre le régime. Aussi étions-nous tous résignés face aux dépassements constatés à chaque instant des agents de l'ordre, de leur grossièreté, leur mépris et leur aberrante et systématique chasse aux opposants de tous bords, au moment même où ils protégeaient une délinquance pratiquée au sommet de l'Etat. Cette dérive totalitaire, qu'il n'était pas permis de contester, était devenue si bien ancrée dans les mœurs, qu'elle ne semblait plus émouvoir la population qui avait fini par croire qu'elle était ainsi le mieux protégée. Il faut rappeler à tous ces fonctionnaires de police, qui affirment pâtir d'une crise de confiance avec la population, qu'il est tout à fait normal, dans un contexte de transition démocratique, que les institutions de l'Etat, telles que la justice, l'information, la santé, l'éducation et les finances, dont la vocation a été grandement altérée par plus deux lustres de régime dictatorial et par un demi-siècle de régime autocratique, soient confrontées aujourd'hui à de sérieux risques de remise en cause et par suite, doivent consentir une refonte de leur pouvoir afin qu'il soit mis en conformité avec les exigences d'un Etat de droit. Pendant 23 ans, la police tunisienne a pris de mauvaises habitudes, et le redoutable privilège qu'elle avait d'être détentrice de la violence dite légitime et d'en avoir abusé, la place aujourd'hui en tête des administrations appelées à revoir leur mission. Etant la manifestation la plus visible de l'autorité de l'Etat, les policiers, s'ils cherchent sincèrement à dissiper la méfiance du public, doivent désormais avoir pour fonctions principales de maintenir l'ordre et la tranquillité publique, faire respecter la loi, protéger et respecter les droits fondamentaux et les libertés des citoyens, prévenir et combattre le crime et venir en aide à la population. Il ne faut pas oublier que dans son déroulement, le soulèvement social s'est fait aussi contre la police, pilier du pouvoir et unique rempart du régime de Ben Ali, afin de permettre l'émergence d'un pays libre et démocratique. Car ceux qui étaient censés être les défenseurs des libertés fondamentales étaient devenus à la fois les mercenaires du pouvoir, occupés à pourchasser les opposants politiques et à rançonner le citoyen, en même temps que ses victimes, car personne ne leur avait prédit qu'ils pourraient vivre un jour dans un monde constitué d'authentiques citoyens, que leur pouvoir pourrait être contesté et limité et qu'ils seraient comptables, comme tout un chacun, de leurs actions. Police et démocratie ne sont pas des termes identiques. Leur sens apparaît même antinomique et matière à un long inventaire d'antagonismes: la police renvoie à la répression alors que la démocratie est assimilée sans plus de nuance à la souveraineté du peuple. La police est soumission alors que la démocratie est libre choix ; la police est brutalité quand la démocratie est débat ; la police est répression quand la démocratie est émancipation ; la police est secrète quand la démocratie est publique. C'est cela qui a rendu la relation entre la police et la population, depuis le 14 janvier, foncièrement problématique, exigeant une attention particulière quant à la vision future du maintien non pas de l'ordre, mais de la paix. Aussi toute réforme de la police doit-elle passer obligatoirement par l'édification d'une culture citoyenne dont devrait s'imprégner aussi bien la population, qui a tendance à confondre répression criminelle et répression politique et qui, à force d'exciter la haine des policiers, sape leur autorité et les met en danger ; et la police qui doit revoir radicalement ses méthodes pour assurer la paix publique afin que proximité ne soit plus promiscuité, que sanction ne signifie plus exaction, qu'autorité ne soit plus synonyme d'illégalité, et que vigilance ne soit plus intrusion dans la vie privée. C'est là le passage forcé pour l'édification d'une police républicaine. C'est aussi le prix à payer pour que le totem ne redevienne pas tabou.