Après la guerre de 1948, des centaines de milliers de Palestiniens avaient pris le chemin de l'exil. Emile Habibi avait choisi de rester dans sa ville natale qu'il aimait tant : «La faute la plus impardonnable que les Palestiniens avaient commise dans toute leur histoire c'était d'avoir quitté leur pays lors de la guerre de 1948. 99% d'entre eux croyaient que les régimes arabes allaient les aider à revenir. Tous les partis politiques avaient nourri cette illusion, sauf les communistes. Quant à moi, j'ai compris dès le début que partir était un vrai suicide‑!». Elu en 1952 comme représentant du parti communiste israélien (Rakah) à la «Knesset», Emile Habibi y restera jusqu'à 1972. Au cours de ces 20 années, il avait déployé des efforts considérables pour alléger les souffrances infligées à son peuple, dénonçant la politique de l'Etat hébreu colonialiste et raciste. En 1967, une nouvelle tragédie s'abattit sur les Palestiniens. Israël avait occupé le reste des territoires tout en infligeant une cuisante défaite à toutes les armées arabes. Essayant de conserver le moral devant ce nouveau désastre, Emile Habibi se réfugia dans la littérature: «Jusque-là, j'ai toujours sacrifié le littéraire au politique croyant que ce choix allait permettre à mon peuple de retrouver sa patrie perdue. Mais après la défaite de 1967, j'ai senti que tous mes rêves et mes espoirs furent brûlés d'un seul coup. Alors je me suis enfermé chez moi, essayant de trouver dans la solitude un remède pour mes angoisses. Peu à peu, je me suis aperçu que la littérature pourrait me sauver. C'était à la suite de cette prise de conscience que j'ai commencé à écrire Al-Moutachaël». A son apparition, Les aventures extraordinaires de Saïd le peptimiste a été salué par la critique arabe comme un chef-d'œuvre de la littérature arabe. Le protagoniste de cette superbe chronique est un Palestinien qui avait vécu la plupart des tragédies que son peuple avait affrontées depuis la création de l'Etat hébreu en 1948. Pour la première fois, un auteur palestinien osa transgresser la dichotomie (L'israélien méchant, le bon palestinien) chère jusque-là aux écrivains. Emile Habibi avait préféré présenter le drame palestinien sous un autre aspect : celui de l'humour noir et de la fantaisie qui prend l'allure des Mille et Une Nuits. Saïd (qui veut dire l'homme heureux en arabe) Abi Annahs (qui veut dire le malheureux), est un Palestinien hypocrite, lâche, menteur de la pire catégorie, aimant sa patrie mais n'hésite pas à la trahir pour sauver sa peau ou les quelques biens qui lui restent. Comme Le brave soldat chvéik de l'écrivain tchèque Hasek, Saïd Abi Annahs est un personnage burlesque. Partout, que ce soit face aux soldats israéliens, sous les bombes des canons, voyant la mort faucher ses proches, ses amis ou son âne, sa seule fortune, il triomphe toujours grâce à sa naïveté et à son optimisme invincible. Il ne fait pas la mauvaise tête car son secret est l'excès de zèle: «L'une des choses essentielles que j'ai apprises de mes activités politiques au sein des larges masses était que le simple citoyen n'est pas un héros et ne veut pas l'être. Son ultime désir c'est de manger, d'avoir du travail, une famille et une maison. Voilà tout ce qu'il veut. Mais quand les intellectuels écrivent sur lui, ils lui collent un héroïsme qui lui est étranger. C'est pour cette raison que dans mon roman, j'ai choisi un homme simple qui trahit, qui ment et qui se laisse déshonorer tout en gardant son calme et son optimisme. De Jahiz et de certains écrivains arabes classiques qui ont excellé dans l'art de la satire et de la fable, j'étais influencé dans ce roman par le Tchèque Hasek et par l'Espagnol Cervantès». Pour Emile Habibi, l'humour noir, qui caractérise la majorité de ses écrits, est le seul moyen d'alléger les souffrances que le peuple palestinien endure depuis la tragédie de la guerre de 1948. C'est aussi un stimulant pour l'aider à récupérer par le rire ses forces anéanties par l'ennemi car en temps de détresse, le rire est nécessaire… Emile Habibi est parti pour toujours, emportant avec lui un seul regret : celui d'avoir laissé l'écrivain passer après le militant. Sentant la mort très proche, et désirant rester attaché à sa ville natale, il avait demandé qu'on écrive sur son tombeau: «Emile Habibi demeure à Haïfa‑!»