Sami Bostanji* A la faveur d'une fronde spontanée, le monde arabe va connaître en l'espace de quelques semaines un fait unique dans son Histoire : la destitution de gouvernants à la suite d'une contestation surgissant des profondeurs de l'âme populaire. Hauts lieux de ces faits, Tunis et Le Caire s'érigent en modèles. Ils vont vite être relayés par d'autres villes arabes en quête du même rêve de liberté. Surfant sur cette nouvelle vague de l'Histoire, les chancelleries occidentales font montre d'une realpolitik à toute épreuve. Ainsi, assiste-t-on, depuis quelques semaines, à un déferlement dans ces deux capitales de visiteurs «VIP» : Chefs d'Etat et de gouvernement européens, ministres, diplomates de haut rang, personnalités politiques, hauts fonctionnaires de l'Union européenne…Ce mouvement de rapprochement étant ponctué par un discours du Président Obama faisant l'éloge du «printemps arabe». Louable dans son principe, cette frénésie occidentale ne saurait occulter une certaine gêne. D'un seul trait et sans aucune explication, l'Occident lâche subrepticement ses alliés d'hier, jurant par tous les dieux qu'à défaut d'avoir initié ce changement, il a toujours cru en ce mouvement tectonique sur l'échiquier politique arabe. Cette volte-face reflète l'image d'un Occident troublé par ses errances passées et cherchant, vaille que vaille, à rattraper le cours de l'Histoire qui, pour une fois, lui a totalement échappé. Dénigrement des dictatures déchues, critique de leur transgression des droits de l'Homme, promesses d'un soutien économique conséquent aux nouveaux régimes, offre de savoir-faire au tissu associatif et à la société civile…, rien n'est épargné pour exprimer le soutien inconditionnel à ce cri de liberté lancé par les populations arabes…,sauf la reconnaissance par ce même Occident de ses propres torts dans l'établissement, la consolidation et la pérennité des autocraties arabes. Il n'est point question ici de s'ériger en prophète du passé, ni de jeter l'opprobre sur l'autre mais plutôt d'établir la part de l'Occident dans la mésaventure dictatoriale des pays arabes. Si l'Occident se dit aujourd'hui prêt à faire table rase de «son passé collaborationniste», sa rédemption serait douteuse sans reconnaissance de ses torts antérieurs. Tout projet édifié sur un socle vicié porte le risque d'effondrement à tout moment. A l'Occident de faire son mea-culpa Mettre l'Occident devant ses responsabilités, c'est aussi une manière de pointer les erreurs d'un passé très proche, de faire l'état des lieux de la situation actuelle afin d'aborder en toute sérénité la nouvelle séquence ouverte par les révolutions arabes. L'homme qui saisit à peine le présent, qui oublie le passé, ne peut envisager l'avenir en toute quiétude. Pour ce faire, il y a lieu de rappeler que l'étendard des droits de l'Homme fut, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, un solide levier de la diplomatie occidentale dans sa lutte contre les régimes communistes et autres dictatures du globe. Sous ce rapport, le principe de la souveraineté des Etats fut souvent sacrifié sur l'autel des droits de l'Homme amenant à l'affirmation d'un droit d'ingérence qui consistait à critiquer ouvertement les dictateurs de la planète; voire à faire pression sur eux en les boycottant à des degrés divers. La date du 11 septembre 2001 est annonciatrice, à cet égard, d'un véritable «revirement de jurisprudence». Au nom des intérêts économiques, de la lutte contre l'internationale islamiste et d'un relativisme culturel véhiculé par le sentiment que «l'homme blanc avait trop péché pendant la phase coloniale pour prêcher quoi que ce soit à qui que ce soit», les diplomaties occidentales allaient battre en retraite ouvrant, la voie à un durcissement des pouvoirs totalitaristes dans les capitales arabes. L'épouvantail intégriste est alors brandi pour absoudre écarts et exactions à l'égard des droits de l'Homme. A ce jeu, l'Occident perd la face sans obtenir les gains escomptés. En effet, ces entourloupes n'ont guère empêché les mouvements intégristes de s'activer librement avec une ferveur insolente. Par ailleurs, le protectionnisme manifesté à l'égard de gouvernants peu regardants à l'égard des droits de l'Homme transforme ce relativisme culturel en une forme de discrimination ostentatoire à l'égard de peuples pris en otage par des kleptocraties sanguinaires. Sous ce rapport, l'Histoire retiendra sa culpabilité pour déni d'assistance à des peuples opprimés. Le tableau est noirci par des pratiques choquantes et un discours destiné à maquiller l'injustice et à justifier l'injustifiable. Côté pratique, il est à peine nécessaire de rappeler les dérives des chancelleries occidentales tant elles ont occupé les devants de la scène médiatique : accueil en grande pompe à Paris dans une ambiance qui frôle le burlesque de Gueddafi, scandale de la prison d'Abou Ghreib, statut dégradant des prisonniers détenus à Guantanamo, appui policier, militaire et économique inconditionnel à de nombreux dictateurs arabes... Côté discours, résonnent encore dans nos esprits les propos choquants de Chirac qui, au mépris de toutes les incartades du régime de Ben Ali, soulignait, lors d'une visite officielle en Tunisie en 2003, que «le premier des droits de l'Homme, c'est de manger». Mangez et taisez vous car sous d'autres cieux, il y a des gens qui ne mangent pas et qui sont quand même obligés de se taire. Voilà l'esprit du message lancé par Jacques Chirac au peuple tunisien. Ignoble exercice où l'on voit le président du pays qui a vu naître la mouture moderne des droits de l'Homme se coucher devant une dictature des plus féroces, laissant sans voix des opposants et des militants qui avaient payé de leur chair la défense de ces droits fondamentaux dont la France est pourtant le chantre. Nous viennent également à l'esprit les propos lénifiants de Condoleeza Rice qualifiant la guerre du Liban de 2006 comme «les douleurs de l'enfantement du nouveau Proche-Orient». 1.200 morts c'est quand même chèrement payé pour de simples douleurs d'accouchement! N'est-ce pas là un satisfecit en sourdine pour une invasion où les règles élémentaires des droits de l'Homme furent malmenées à souhait. On n'oubliera pas de sitôt la fameuse assertion de Nicolas Sarkozy, dans son discours prononcé à Dakar en juillet 2007 : «Le drame de l'Afrique, affirmait-il, est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire». L'aspect perfide d'un tel discours n'a d'égal que la consternation qu'il a suscitée chez les Africains. Au-delà de la condescendance qui marque cette formule, force est de constater que la politique française menée en Afrique (la Françafrique) depuis l'indépendance de ses anciennes colonies n'a certainement pas accéléré «cette entrée dans l'Histoire». La Révolution tunisienne et son doublon égyptien appellentl'Occident à un véritable examen de conscience. Ce mouvement subversif prend, en effet, l'allure d'un rappel à l'ordre prompt à corriger une politique occidentale jusque-là totalement déviante en matière de droits de l'Homme. Une politique qui cherchait à guérir le mal par le mal en présentant le maintien des dictatures dans les pays arabes et le passage sous silence de leur violation des droits fondamentaux,comme une panacée efficace contre la montée de l'intégrisme. Double erreur de diagnostic et de pronostic. Ces régimes ont persécuté les franges progressistes de leur société sans réussir à chasser le spectre intégriste. La leçon tunisienne est non équivoque: lorsqu'on sacrifie la liberté pour la sécurité, on finit par perdre les deux. Elle atteste que certaines valeurs fondamentales ne supportent ni l'échange, ni le rabais car elle s'articulent autour de la quintessence de la personnalité humaine : sa liberté et sa dignité. En faisant fi de cette donne, l'Occident a renversé l'ordre des choses en soutenant le déclassement de l'être au profit de l'avoir et celui de la liberté au bénéfice de la sécurité. Une seconde chance pour l'Occident On comprend dès lors que «ce printemps arabe» n'est à la vérité qu'un retour au galop d'un naturel trop longtemps étouffé par des gouvernants locaux perfides et des chancelleries étrangères complices. A force de jouer le jeu des dictatures, l'Occident s'est totalement discrédité au sein de la population arabe. Son attitude contradictoire prêchant le respect des droits de l'Homme à l'intérieur et fermant les yeux sur leur transgression à l'extérieur, a affecté son image de porte-drapeau de ces droits. Pis encore, sous le jeu d'une idéologie des droits de l'Homme à géométrie variable, ces valeurs transcendantes se sont sensiblement étiolées dans l'esprit des populations arabes. Quand on parlait de droits de l'Homme dans ces pays, l'homme de la rue ne savait plus s'il fallait en rire ou en pleurer. L'un des mérites de ce printemps c'est d'avoir amorcé, en dehors de toute tutelle, une réconciliation des populations arabes avec ces droits qui ont été, hier, les leviers de la contestation populaire et devraient jeter, demain, le socle rationnel de la nouvelle organisation politique, sociale et économique dans la région Maghreb/Proche-Orient. L'autre leçon de ce mouvement, c'est qu'il prend à contrepied l'idée accréditant une fibre exclusivement occidentale à ces droits. A suivre les adeptes de cette dernière opinion, «la teinte occidentale» des droits de l'Homme rendrait leur application très hypothétique dans le monde arabe. Les faits apportent un cinglant démenti à cette vision réductrice des droits et libertés. Les slogans brandis à Tunis et au Caire rejoignent, de manière instinctive,les valeurs consignées dans les textes internationaux inhérents aux droits de l'Homme. Cette donne vient rappeler qu'il est des droits qui s'accommodent mal de l'étiquetage car ils participent d'un dénominateur commun à toute l'humanité. C'est précisément dans ce sillage que s'inscrivent les récentes révoltes. Les peuples arabes se sont insurgés car des droits innés et inaliénables ont été constamment violés au point que l'individu fut désincarné de son humanité entraînant de ce fait un total dérèglement de la vie en société. Ayant raté l'occasion de prêter main-forte aux sociétés arabes martyrisées par des tyrans sans vergogne, une seconde chance s'offre aujourd'hui à l'Occident : celle d'appuyer cet élan d'émancipation qui souffle sur la Tunisie et l'Egypte et qui, par un effet domino, s'est propagé à d'autres pays arabes. L'effort est appelé à s'orienter dans le sens de la consolidation du combat des forces progressistes dans ces pays dans leur quête de modernité. De même qu'il importe dans ce même élan de tourner le dos à des voix régressives qui, criant au retour à «un rigorisme moral originel», nagent à contre-courant du sens de l'Histoire. La sincérité de l'engagement s'affirme ici comme seul gage de succès de cette entreprise menacée par un retournement de l'Histoire. Aussi, l'Occident devra-t-il reléguer aux oubliettes ses calculs d'arrière-boutique qui ont longtemps nécrosé ses relations avec le monde arabe. L'enjeu est de taille. Réussir la transition démocratique dans ces pays, c'est faire valoir l'émergence d'un nouveau modèle qui fait la part belle à des valeurs humanistes fondamentales et fédératrices. C'est également broder une sorte de canevas sur lequel vont s'aligner, mutadis mutandis, les expériences futures des autres pays arabes appelés à rejoindre le convoi de l'Histoire. Le temps des «conflits de civilisations» semble désormais révolu. Une nouvelle ère, celle du «rendez-vous des civilisations», commence. Dans cette perspective, l'Occident est condamné à réussir sous peine d'être rattrapé une seconde fois par le verdict de l'Histoire , cette fois-ci, pour déni d'assistance à une démocratie en devenir. S.B. * (Professeur à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis)