Par Hatem M'RAD* Près de 92 partis politiques ont pu à ce jour être autorisés, cinq mois après la révolution. Ils font partie du paysage micropartisan de la transition, un paysage composé d'un grand nombre de petits partis. Ce chiffre peut heurter les convictions des démocrates ou les habitudes politiques des démocraties, qui, généralement, évoluent dans un cadre multipartisan ne dépassant pas en moyenne une quinzaine de partis. Les Etats-Unis, un Etat pourtant continental, a très peu de partis. Et seuls deux d'entre-eux alternent régulièrement au pouvoir, les Républicains et les Démocrates. Dans ce sens, il est inconcevable que la Tunisie, un petit pays d'une dizaine de millions d'habitants ou de 7 millions de votants potentiels, au surplus socialement homogène, puisse connaître autant de partis. Hédi Nouira l'a déjà proclamé haut et fort devant l'assemblée nationale quand il était premier ministre, en voulant justifier à ce moment le maintien du parti unique destourien au pouvoir. Au fond, ce nombre exorbitant de partis n'est pas choquant dans le processus de transition lui-même, au regard des expériences comparées. Après la mort de Franco en 1975, l'Espagne a connu environ 173 partis ; dans les pays d'Europe de l'Est, la transition post-communiste après 1989 a vu naître 120 partis en Pologne, 135 partis en Hongrie, 179 partis en Russie, 17 partis en Slovaquie. A la limite, le phénomène est moins d'ordre politique que d'ordre psychologique. Il s'agit pour les partis politiques, après une phase de verrouillage total de la vie politique, d'une part, de combler aussi rapidement que possible un vide politique, avant que ne le fassent les autres à leur place; et d'autre part de manifester ce désir irrépressible de la nature humaine d'être reconnu, surtout après un demi-siècle de musellement de l'expression libre. Francis Fukuyama l'a rappelé il y a quelques années, lorsque, en reprenant une vieille idée de Hegel, il a montré qu'un des paramètres majeurs de la politique, c'est le désir de reconnaissance. De fait, dans tous les pays qui ont connu une expérience de transition démocratique, le nombre des partis s'est réduit comme une peau de chagrin, pour retrouver le cours normal et naturel du multipartisme, une fois que la démocratie s'est consolidée. Un grand nombre de partis certes, mais qui n'ont pas pour le moment de représentation politique, ni en nombre de sièges, ni en poids électoral. Un grand nombre de partis sans système partisan. Le système partisan est lié à la représentativité parlementaire. Il ressort en principe du système d'interaction des partis au Parlement, de leur jeu, combinaisons et alliances politiques à partir de leur poids électoral et parlementaire. Sans représentativité parlementaire, les partis s'identifient moins à des partis au sens plein du terme, ayant une force politique quantifiable, qu'à de simples associations non politiques. En l'absence de représentation politique à l'assemblée constituante (il faudra attendre le 23 octobre) ou, mieux encore, demain au Parlement, on voit peu de différence entre partis et associations à l'heure de la transition actuelle. Les 92 partis autorisés, anciens ou nouveaux, incarnent certes un potentiel, une virtualité politique, mais sont dépourvus de puissance politique au sens institutionnel et représentatif du terme. A l'inverse, certaines associations tunisiennes militantes ont montré qu'elles pouvaient avoir une vocation politique indirecte ou une capacité mobilisatrice plus que comparable aux partis politiques (Ltdh, femmes démocrates…). La voie parlementaire leur étant fermée pour le moment, et dans l'attente des prochaines élections, les partis politiques ne peuvent rester les bras croisés. Ils ont besoin de reconnaissance pour pouvoir assurer leur mission. Ils se tournent le plus naturellement possible vers les medias, ou même vers la médiatisation outrancière, sans doute le moyen le plus sûr mis à leur disposition pour se faire connaître par l'opinion et pour pouvoir mobiliser surtout leurs troupes dans tout le pays. Leur médiatisation, ou celle de leurs dirigeants, constitue un prélude à la réussite des meetings et réunions qu'ils tiennent dans tout le pays de long en large en vue des élections. La présence des curieux, sympathisants et militants à leurs meetings est tributaire, pour l'ensemble de ces partis, beaucoup plus à la qualité de la médiatisation de leurs partis ou dirigeants qu'à leur implantation territoriale réelle ou au nombre de leurs militants. Avouons qu'ils n'ont pas le choix à l'heure actuelle. On reproche à Nejib Chebbi ses innombrables affiches aux côtés de Maya Jeribi, dans tout le pays et sa campagne prématurée et un peu trop personnalisée ou «présidentialisée» pour une élection constituante. Le candidat, qui n'a pour le moment enfreint aucune règle, n'ignore pas qu'il n'a pas beaucoup de temps pour profiter encore un peu du vide juridique relatif au financement des partis, un vide sur le point d'être comblé par les experts de la Haute instance. Au fond, tous les partis ragent de l'imiter pour peu qu'ils aient les moyens de le faire. Mais, plus généralement, il faudrait que les partis tunisiens soient conscients que ce qui fait la force d'un parti, ce sont d'abord leurs militants, leur implantation dans tout le territoire, et pas seulement dans les grandes villes, leur détermination à accéder sérieusement au pouvoir (et non pas de constituer seulement un lobby tendant à monnayer ou à marchander leur présence pour d'autres objectifs), et ensuite, et surtout dans une démocratie, le nombre de leurs électeurs. Ce sont les électeurs qui font la démocratie, ce sont eux qui font aussi les partis. La médiatisation est secondaire en l'absence d'une représentativité parlementaire, quoiqu'elle n'est pas sans utilité. Elle est recherchée par les nouveaux partis comme un substitut à leur absence d'implantation sur l'ensemble du territoire. Les médias, surtout de masse (TV, radio), s'adressent en effet directement à l'ensemble national, pénètrent facilement tant dans l'espace public que dans le cercle intime des individus. Ils constituent par là une économie de moyens et de ressources incomparables pour les partis à l'heure actuelle. Ils leur permettent de gagner du temps dans une phase où les délais et les échéances sont déterminants. Normalement, c'est le parti qui doit structurer et encadrer l'opinion, comme l'y appellent ses fonctions. Or, aujourd'hui, on remarque que c'est l'opinion elle-même qui structure les partis, qui lui impose ses priorités, son agenda, s'agissant surtout d'une opinion à vocation révolutionnaire et revendicatrice. On n'est pas dans une phase où c'est le parti qui réussit lui-même par sa force structurante et «idéologisante» à créer l'opinion. Le paradoxe, c'est que, avant la révolution, les partis existaient en dehors de l'emprise de l'opinion réelle des Tunisiens, alors que le multipartisme formel n'avait pas de sens sans le pluralisme d'opinion. Aujourd'hui, c'est plutôt l'opinion qui semble faire les partis. Maintenant, dans l'attente du 23 octobre, c'est la personnalité des leaders des partis qui peut contribuer à faire la différence. Car, les partis n'ont pas beaucoup de temps pour s'organiser. Les anciens partis opposants, nahdhaouis compris, ont de meilleures chances de recueillir les suffrages de la population en raison de leur passé militant, de leur reconnaissance par l'opinion et de leur professionnalisme politique. Ils ont pris de l'avance. Il est inconcevable de penser qu'un parti qui vient de naître puisse en deux mois affronter une élection aussi importante que la constituante avec des chances sérieuses. L'élection, c'est autrement plus sérieux que la séduction médiatique. Question de logique politique, même si seul le verdict des urnes en décidera en dernier ressort, et même si la percée des nouveaux n'est pas à exclure. Un parti ne s'improvise pas en effet instantanément, un leader non plus, sauf s'il a des ressources budgétaires gigantesques. Les sondages d'opinion vont d'ailleurs dans ce sens. Un sondage de «Sigma Conseil» organisé du 5 au 11 mai dernier relève que dans les intentions de vote des personnes interrogées, 30% vont à Ennahdha, 29,2% vont au PDP, 11,2% à Ettakattol, 9,2% au POCT, 4,8% au CPR. Un nouveau sondage de la même institution, réalisé entre le 8 et le 10 juin, revoit ces intentions de vote à la baisse et accorde 16,9% à Ennahdha, 9,5% au PDP, 3,5 à Ettakattol, 3,5% à Al Watan, 3% au CPR, 1,5% au POCT, 1% à Ettajdid. Mais ce dernier sondage relève également que 41% des personnes interrogées ne savent pas encore pour qui voter et 12,7% vont s'abstenir de voter le 23 octobre. Ce qui fausse les calculs et montre les tergiversations ou les hésitations des Tunisiens. La chose la plus importante en tout cas pour la démocratie, qu'on peut tirer pour le moment de ces sondages, pour peu qu'ils soient crédibles, c'est qu'aucun parti ne peut battre Ennahdha (ou les islamistes) séparément, et qu'il faudrait au contraire que les partis laïques importants parviennent à s'allier ensemble contre lui. Il reste que les partis sont irremplaçables, malgré le scepticisme des Tunisiens, peu habitués au tumulte partisan. Et là, il ne faudrait pas tomber dans l'ivresse dénigrante. Il faut savoir ce qu'on veut. Si on veut la démocratie, il faut tenir compte de l'agitation, désordres et confusions des partis qui lui sont naturellement attachés. Les partis, surtout les plus sérieux d'entre-eux, sont nécessaires et déterminants pour la réussite d'une démocratie. On pourra avoir l'occasion de le vérifier si la menace islamiste risque de se préciser. On aura besoin à ce moment là beaucoup plus d'une forte barrière partisane que des gesticulations de certaines catégories de la population. La démocratie a besoin de la force structurante de l'opinion par les partis. Même les petits partis participent à ce jeu. Personne ne peut le faire à leur place : ni le gouvernement, ni les groupes, ni les associations, ni les syndicats, ni les médias. Mieux encore, les partis ont ce mérite de professionnaliser la vie politique et parlementaire, et de la sortir de l'amateurisme des technocrates et des fonctionnaires dans lequel le pays était plongé 23 ans durant. De même qu'un Etat sans pouvoir central ou une société livrée à elle-même sont voués à l'anarchie, de même qu'une armée a besoin de ses généraux, de même qu'une démocratie sans partis aura du mal à structurer politiquement les opinions libres éclatées. La liberté elle-même a besoin d'être organisée. C'est vrai que tous les partis ne sont pas logés à la même enseigne, même s'ils font tous partie du micropartisme ambiant. Certains sont plus légitimes que d'autres, sans être pour le moment plus représentatifs que d'autres. Dans le passé, en effet, l'opposition tunisienne était scindée en trois catégories: une opposition malheureuse qui a soutenu le pouvoir ( PUP, MDS, UDU, PSL, PVP), une opposition dissidente ( PDP, Ettajdid, Ettakattol), et une opposition clandestine non autorisée (Ennahdha, Poct, CPR…). Les deux derniers types d'opposition ont gardé toute leur légitimité, en tant que partis, par leur refus et combat de la dictature, le premier type a perdu pour le moment toute crédibilité. Ce n'est pas un hasard si les dirigeants des partis légitimes ont réussi à préserver leur crédibilité. Ahmed Mestiri (à l'époque où son parti était légitime) Nejib Chebbi, Mohamed Harmel, Mustapha ben Jaâfar, Ahmed Brahim, Hamma Hammami, Khemais Chammari, Moncef Marzouki, certains islamistes partisans de la démocratie pacifique, sont des hommes estimables qui ont eu le mérite de résister, de durer et de survivre à la dictature. On a tendance à oublier que ce sont eux et leurs partis qui ont le privilège de l'antécédence dans le militantisme contre la dictature. Le pays se doit d'être reconnaissant envers ces hommes, ces partis et bien d'autres militants encore, avocats, juges, professeurs d'université, journalistes. Ce sont ces partis, leurs dirigeants et militants qui ont rendu évidente pour les jeunes révolutionnaires d'aujourd'hui- qui croient avoir tout fait en faisant le 14 janvier- l'existence de la dictature. Sans la résistance de ces partis et militants politiques, l'emprisonnement, la censure, la persécution de la police politique dont ils ont fait l'objet, les jeunes révolutionnaires n'auraient même pas eu conscience que la dictature de Ben Ali pouvait exister. En tout cas, le jour de l'épreuve, on aura besoin de toutes les forces qui croient sérieusement et idéologiquement en la démocratie.