Quiconque a l'habitude de marcher sur l'asphalte aura des difficultés à traverser ces champs parsemés de pierres et de plantes épineuses pour arriver à destination : Ghrof de Sejnane, là où le rêve a commencé. Sofiane et Selma Ouissi, les initiateurs du projet, leur équipe de Dream City, Jemaâ, Aljia, Fadhila, Sabiha, Hajer, Safia, Dalila, Halima, Rebeh, Lamia, Naziha et toutes les autres femmes artistes artisanes de Sejnane nous attendent, formant un étrange serpent humain. Qu'est-ce qui peut bien les amener à se coller ainsi les uns aux autres en ce samedi après-midi du 18 juin 2011? Des gens de tous les horizons et de toutes les professions intellectuelles et artistiques ont été conviés ce jour-là à la première «cuisson» de l'espace artistique coopératif du collectif Laaroussa. Il s'agit d'un dispositif esthétique autour du savoir-faire des potières de Sejnane. Sur la route, les uns se sont assoupis, d'autres, pour changer, ont parlé politique. Mais lorsque les deux bus ont quitté les murs en béton pour traverser la nature du Nord- Ouest, le silence s'est imposé pour qu'une autre réalité prenne sa place…Non pas celle d'un centre-ville pollué par le bruit, les déchets et les idées de revanche, mais celle du fin fond d'une Tunisie où la vie suit son cours et où la nature ne pardonne pas. Nous n'avions plus qu'un seul désir : être engloutis, au plus vite, dans cette réalité vraie et oublier les vaines apparences et cette coupable faiblesse du moralisateur. Par la fenêtre du bus, nous voyons passer des femmes arborant leur hache comme une griffe, la tête haute, malgré le soleil de plomb. Car il semblerait que dans cette région, ce sont les femmes qui travaillent la terre. Elles font tout. Leurs hommes «survivent» à leurs dépens. Les potières de Sejnane sont tellement occupées ailleurs qu'elles ont du mal à se consacrer entièrement à leur art. Oui, leur «Art» qui nécessite passion, patience et créativité. Il est né il y a quatre siècles, et il est transmis d'une génération à l'autre. Mais ce qui le rend unique en son genre, à part son incroyable beauté, c'est qu'il est fait avec des produits cent pour cent «bio». La démonstration Arrivés à ce que les «dreamers» appellent laboratoire sociétal des femmes de Sejnane, nous avons droit à une démonstration : après l'accueil, ce même serpent humain s'est décollé pour se transformer en cercles. Dans le premier cercle, on casse la pierre que les femmes sont allées chercher à la montagne, pour en faire du «tafoun», une poudre qui sert à solidifier la pâte d'argile. Dans le deuxième cercle, les malaxeuses malaxent. Dans le troisième, la matière prend déjà forme. Elle devient poupée ou autre chose. On la couvre d'argile blanche, puis on la laisse sécher à l'ombre, pour ensuite la polir à l'aide d'une coquille. Place aux dessins, avec de l'encre noire ou rouge extraite d'une plante appelée «Dhirou». Les potières invitent les visiteurs, femmes, hommes et enfants, à mettre la main à la pâte, à s'agglutiner à ce serpent humain bruissant d'excitation à peine contenue. «Nous sommes très contentes que vous soyez là», déclare une femme, la quarantaine, en nous offrant un verre de thé «rouge», comme on n'en a plus goûté depuis une éternité. Une autre, la soixantaine, improvise un poème, pour nous dire «c'est le ciel qui vous emmène chez nous». Ces femmes qui ne quittent pas leurs villages, ont soif de voir des gens, d'être vues et reconnues dans ce qu'elles font pour préserver notre patrimoine. Elles le disent franchement et non sans dignité. «J'ai 65 ans. Cela fait plus de 30 ans que je me bas avec de l'argile pour joindre les deux bouts», réplique une autre qui fait partie du groupe servant le thé. On ne peut imaginer combien la vie de ces femmes est difficile. Nous croyons savoir qu'elles sont privées d'eau courante, une fois tous les trois jours, et qu'elles doivent traverser des kilomètres pour s'en approvisionner. Les potières de Sejnane, ces gardiennes d'un patrimoine unique, sont exploitées jusqu'à la moelle. Ce qu'elles vendent à deux sous, est revendu dans les boutiques bon chic bon genre de la banlieue nord, dans celles des free- shops et même en Europe à des prix qui dépassent tout entendement. C'est d'ailleurs pour ça que les Ouissi ont décidé d'intervenir. Les artistes sont mieux placés pour défendre l'art. Mais Sofiane et Selma ne prétendent pas jouer les sauveurs. Ils ne font que partager et nourrir sensiblement les expériences respectives. Et c'est en étant capable d'empathie que l'on peut comprendre ce qui se passe en soi et chez l'autre. Ce projet qu'ils intitulent «Laaroussa» est, en fait, une fabrique d'espaces populaires de création culturelle qui se déroule depuis le mois de février et qui s'achèvera à la fin du mois courant. Il se passe en partenariat avec la France, le collectif La Luna, ces femmes tunisiennes de Sejnane, et des femmes nantaises. Trois communautés de femmes sont prises en charge par ces espaces de rencontres, de frottements et de productions socioculturelles: les potières de Sejnane, les tricoteuses-couturières-conteuses d'Arlène et la population de femmes migrantes de l'Afrique subsaharienne de Tunis. Dites-le avec les mains «Laaroussa» tisse donc des liens entre des savoir-faire artisanaux et l'art contemporain autour de cet objet universel commun, la poupée. A l'entrée de l'espace artistique coopératif, un collier géant en perles d'argile, et une robe en mosaïque, grandeur nature, sont exposés. Plus loin, des visiteurs assis sur des bottes de foin suivent une projection. Il s'agit d'un film chorégraphique où Selma et Sofiane reproduisent en séquences précises et harmonieuses la danse des mains créatrices de poupées d'argile. Le film passe en boucle. Nous prenons le temps de rôder autour de l'espace. Soudain, des youyous. «C'est Laaroussa !» crie un gosse. On l'emmène au centre, entièrement couverte. Les femmes dansent et chantent comme dans un mariage. On allume un feu de bois. On la découvre, c'est bien une «Aaroussa», une poupée d'argile aux dimensions humaines. On la jette dans le feu. C'est la cuisson. Le spectacle est impressionnant et aussi émouvant que celui d'un vrai mariage où la mariée doit s'en aller vers un nouveau destin. Le soleil se couche, c'est l'heure du dîner. Un couscous, bien sûr, servi dans des bols et avec des cuillères, spécial: poterie de Sejnane. Synergie «Nous comptons sur vous pour que la révolution change notre vie», réplique une jeune fille, lors d'une discussion à bâtons rompus que nous avons menée avec les femmes qui étaient chargées de mettre en scène «la cuisson». Et une autre d'ajouter : «Aujourd'hui, grâce à nos amis de Tunis, nous réapprenons à rêver». Cela se sent, ces femmes sont heureuses dans ce projet. Elles ont déjà appris à gérer leur temps et leur énergie grâce à la coopérative, à assumer chacune une tâche précise, pour que d'autres aient la possibilité de créer. Après avoir construit la coopérative sur un plan humain avec l'aide de partenaires dont la Fondation Anna Lindh, la délégation de l'Union européenne en Tunisie, l'Institut français de coopération, l'ambassade de Suisse, et Dorémail, une entreprise spécialisée en céramique qui n'a pas hésité à soutenir ce projet. Malgré cette période de crise d'après la révolution, les initiateurs du projet sont en train d'œuvrer à la construction du lieu officiel de cette coopérative qui permettra de donner un nouveau souffle et une nouvelle vie à la poupée d'argile de Sejnane. En attendant, tout le monde trouve son compte. Les artistes contemporains en résidence depuis le mois de février à Sejnane, quant à eux, ont pris le temps de se fondre dans cette communauté de femmes artistes et artisanes. Ils ont l'air de se plaire dans ce mode de vie rural. Leur art s'en imprègne, et leur manière de s'habiller aussi. Ils portent en cache-col (pour les hommes) ou sur la tête (pour les femmes) des foulards aux couleurs locales. Ils sont pleins d'énergie et redoutent le retour à la vie citadine. Idem pour nous, les visiteurs. L'air pur nous a grisés. L'art traditionnel marié à l'art contemporain nous a émus. Dommage qu'il fallait rentrer à Tunis avant la tombée de la nuit.