Par Kamel ESSOUSSI Il est féru de politique et pourtant ses intimes le taxent souvent de " politicard " rêveur qui se complaît dans l'attitude béate de la révolution. Lui qui a souffert de l'ingratitude et de l'ignominie de l'administration se mettait à espérer démesurément en un monde meilleur. Il n'avait aucune ambition politique mais se contentait de respirer à pleins poumons la liberté qui lui était offerte au crépuscule de sa vie professionnelle. Mais à force de matraquage systématique pour le convaincre qu'en fait, cette révolution n'en est pas une et n'aboutira à rien, il a fini par se dire qu'au fond, peut-être que ses collègues intimes fortiches en théories politiques, mais pessimistes notoires, ont raison quelque part. Quand il analyse les visées des compétiteurs à la course au pouvoir qui s'est égrenée le lendemain du 14 janvier ; quand il scrute à la jumelle cette course des partis politiques comme un turfiste et regarde de près le non-respect des règles du jeu et les coups bas des uns contre les autres ; quand il observe la hargne avec laquelle la quasi-totalité des travailleurs de son administration, hier à applaudir et à flatter et aujourd'hui à enfourcher la révolution pour s'ériger des droits exorbitants ou pour perdurer sur leurs avantages; quant il revoit les anciens caciques du RCD fomenter des troubles pour se remettre sur selle, il se rend compte que le but ultime est d'arriver premier sans plus. Au fond, les collègues ont sûrement raison quand ils l'engueulent haut et fort : " Circule, il n'y a rien à voir . On a destitué un dictateur, on en aura un autre, celui qui aura été plus diligent à embobiner les foules et à crocheter ses adversaires ". Liberté, disent-ils, ne se conjugue pas au futur démocratique radieux de l'alternance. Elle rime beaucoup plus avec un passé peu glorieux de course effrénée vers les postes de responsabilité auquel on s'accrochera bec et ongles dehors, quitte à éliminer tous ceux qui viendraient les contester. Lui, notre administrateur " béat " devant cette œuvre grandiose du peuple tunisien que ses détracteurs assimilent à un feu de paille, bien qu'il partage les craintes de ses collègues quant à l'issue peut-être peu heureuse de ce qu'ils appellent la révolte qui ne mènera à rien, gardait quand même l'espoir et était persuadé que plus rien ne sera comme avant. Quand bien même, ce peuple uni dans la destitution du dictateur s'entredéchirerait depuis en groupes hétéroclites pour s'installer sur les décombres de la dictature, le peuple qui a chassé la peur définitivement ne se laissera plus jamais berner et ne se fera plus confisquer sa liberté. N'importe quelle velléité de qui que ce soit pour s'éterniser sur la chaise même au nom de la religion qu'il croit pouvoir faire opposer au peuple pour avoir la paix sera systématiquement dénigré par ce même peuple qui voit son gâteau, fait maison, susciter la bave des partis politiques accourus après le 14 janvier pour s'en délecter. Défendre sa révolution pour le peuple, c'est s'inscrire dans une démarche de contre-pouvoir, et c'est ce dont a besoin aujourd'hui la Tunisie beaucoup plus que de pouvoir, devenu l'obsession des partis politiques qui veulent y accéder et des éternels dirigeants qui ont survécu à la révolution et qui s'y accrochent. L'opposition et les minorités doivent impérativement pouvoir s'exprimer et être entendues. C'est le principe même d'une démocratie qui est un ensemble de mécanismes institutionnels pour faire respecter ce pouvoir contradicteur et contrôleur dont l'absence signifie dictature. Pour notre pauvre administrateur versé avant le 14 janvier dans la contestation modérée dans son petit coin sans aller jusqu'au bout de ses visées pour ne pas risquer de jouer avec la croûte de ses enfants, le constat est évident : il n'a aucun don pour exercer l'art du pouvoir fait jusqu'ici de compromis, de mensonges, de malversations, de personnalisation jusqu'à dégénérescence en exploitation familiale. Il s'endormit, paisiblement, le sourire aux lèvres sur ces entrefaites, non sans avoir tracé au préalable sa feuille de route pour mieux servir son pays le lendemain et dans les jours qui viennent: s'inscrire dans une démarche de l'opposition et du contre-pouvoir quel que soit le pouvoir en place. C'est sa destinée et son dada. Et c'est un art qu'il maîtrise, lui et ses détracteurs collègues et concitoyens dits communément : "la majorité silencieuse" et appelés demain dans une vraie démocratie à être plus bruyants que ça.