Pas une pierre, une monnaie, une amulette ou une date de Carthage ne lui est étrangère ; Patrick Voisin, agrégé de grammaire, professeur de lettres dans les classes préparatoires aux Ecoles normales supérieures de Paris et de Lyon, parle de Carthage avec l'ardeur de l'enseignant qui aime sa mission et de l'érudit qui sacrifie sa vie à la transmission du savoir. Transmission et échange, deux mots-clés qui résument sa démarche. Quelques visites sur le site, des voyages d'étude avec ses étudiants le dirigent vers les augures et à la question posée «Les vents seraient-ils favorables ?». L'ouvrage commence : «Il faut reconstruire Carthage, sous-titré Méditerranée plurielle et langues anciennes, L'Harmattan, Collection Kubaba, 2010, voit le jour. L'essai contient l'essentiel de son objet d'étude : la confrontation et le partage de cultures différentes. Pourquoi reconstruire Carthage ? C'est une réponse claire, directe à la sentence «Il faut détruire Carthage» de Caton et une réplique à la vision identitaire exacerbée de Rome par la vision qui prône le dialogue des cultures, celle qui a fait la grandeur de Carthage au IVe siècle. Faire revivre surtout de manière métaphorique la Carthage punique autrement que par le regard romain, analyser le modèle pluriculturel de Carthage entre le IIe et le IVe siècles. Pour abréger, disons : c'est reconstruire l'espace méditerranéen d'un mare nostrum romain qui n'appartient pas qu'aux Romains. La finalité de son travail est de rapprocher les deux rives de la Méditerranée qu'il s'agit en somme de considérer comme un espace de dévoilement pour l'homme du XXIe siècle. On croyait les langues anciennes mortes; or l'auteur, outils, matériaux et arguments à l'appui, loin des sentiers battus, considère qu'elles sont un facteur de cohésion et permettent un échange apaisé entre des cultures diverses qui ont un fonds commun. Bref, remplir une fonction anthropologique et pas seulement littéraire. Dans l'une de ses interviews, il clôt par cette phrase de Pasolini : «Sans la tradition on ne fait pas la révolution». D'où lui vient sa passion pour Carthage‑? Sur cette question, il est insatiable : «Carthage est plurielle, punique, romaine ou byzantine ; ce qui m'attire dans sa civilisation c'est son côté multiple, à plusieurs visages, donc multiculturel. Carthage est une sorte de feuilleté de civilisations qui ne s'inscrit pas dans une seule identité, au contraire de Rome ou d'Athènes qui se sont développées dans une culture unique, monosémique et se sont fermées à l'Autre». Pour conclure, le grammairien propose une image : Carthage est symbolique, elle exprime le partage ; Rome et Athènes sont des cités emblématiques, elles sont figées et établissent des frontières. Dans ce feuilleté qu'est Carthage, laquelle des périodes, des vies de Carthage, préfère-t-il ? «Deux strates principalement, la punique, parce qu'elle a disparu, éteinte par Rome, elle ouvre à l'imagination, et le IVe siècle après J-C., l'époque des écrivains africains, entre Apulée et le talentueux Augustin, celui qui transmet ses connaissances en berbère et en latin». Patrick Voisin argumente son choix «d'Augustin le Berbère plutôt que de saint Augustin le Romain». Et d'ajouter : «Je ne suis pas non plus l'homme d'un seul livre». Effectivement, son lien à la Tunisie est bien plus large : il conseille des étudiants ici à Tunis sur leurs travaux de recherche ; il participe à des colloques avec le département de littérature maghrébine francophone de l'Université de La Manouba ; il a depuis deux ans développé en Tunisie avec son amie Nadia Ghrandi (IPELSHT de Tunis) le concours international CICERO de culture antique qu'il a fondé en Europe et permis à des étudiantes tunisiennes lauréates d'aller à Paris ; il a récemment préfacé le recueil de poésie de Moez Majed L'Ambition d'un verger et prépare d'autres ouvrages en collaboration avec ses amis tunisiens. Il est enfin fier d'être Goulettois!