Par Abdellatif GHORBAL Depuis plusieurs mois maintenant, il n'est question que de l'élection de l'Assemblée constituante, le 23 octobre prochain. Pourtant, bien qu'il s'agisse d'un événement majeur dans la vie politique du pays, à la portée symbolique très forte, pour le pays et pour le monde, l'histoire de la Tunisie libre ne va pas s'arrêter à la proclamation des résultats du scrutin : elle va au contraire, enfin, pouvoir commencer ! Le peuple tunisien, libre, est en mesure d'initier des transformations radicales, profondes et durables. En effet, qui pourrait bien l'en empêcher maintenant ? Le moment est venu d'innover, d'oser, de prendre des risques, pour que les rêves de chacun prennent forme. Les Tunisiens ont sans doute des visions contradictoires, irréalistes ou hors d'atteinte, mais il faut qu'ils les expriment, car c'est dans le foisonnement des idées, et à partir du désordre, que naissent les nouvelles ambitions et que s'organisent les nouveaux équilibres sociaux et politiques. Un débat escamoté Pourtant, ce débat d'idées foisonnantes, nécessaire et souhaitable n'a pas eu lieu, et il est malheureusement à craindre qu'il n'aura jamais lieu si rien ne change. Dans le meilleur des cas, le peuple a subi de la part de ses représentants politiques une suite de monologues où l'on s'écoute plus que l'on écoute. Le vrai débat sur les questions majeures (Comment arriver au plein emploi ? Comment éradiquer la corruption ? Comment redresser le système éducatif ? Comment atteindre l'équilibre régional ? Et quelle politique étrangère pour la Tunisie révolutionnaire ?) aurait pu aisément s'engager dès les premières semaines de l'ère démocratique, mais il a été tantôt escamoté, tantôt empêché, donnant lieu à des faux-semblants, à des discours sectaires et orientés, à des proclamations superficielles ou simplement indigentes, constamment dominés par les soucis liés au calendrier électoral. S'il y a bien eu des réunions et des rencontres avec forte participation populaire, où les interventions des citoyennes et des citoyens ont été d'un haut niveau de conscience, de responsabilité, de franchise, et de sincérité, si, dans les médias, certaines prises de positions ont bien été instructives, on ne peut néanmoins pas parler de vrai débat, car aucun parti n'a osé s'emparer de ces questions pour en faire des thèmes de campagne clivant. En réalité, il s'est très vite installé dans la ville et à la campagne, en plus du sentiment d'insécurité généré par les sbires de l'ancien régime, un climat de suspicion, d'intolérance, voire de terrorisme intellectuel, dû à l'irruption malheureuse du religieux dans le politique. Une hantise vis-à-vis des islamistes et autres salafistes s'est emparée d'une partie de la population, qui redoute (à juste titre ?) les conséquences de l'arrivée au pouvoir de ces derniers. Entre crainte des islamistes et comportements bassement électoralistes, il ne reste plus d'espace pour que s'engage le vrai débat espéré. La responsabilité fondamentale des islamistes Le débat initié par les islamistes, ou avec leur participation, est plombé d'entrée de jeu, à partir du moment où ceux-ci, insidieusement ou frontalement, ambitionnent de mêler le religieux au politique. Lorsqu'ils persistent à vouloir apporter des solutions aux problèmes actuels, en les puisant dans le répertoire des réponses du passé. Sans parler du recours au sacré pour clouer définitivement le bec au contradicteur, qui risque à tout moment l'anathème de mécréant, le livrant à la vindicte des barbus fanatisés. Des ignorants, incapables de comprendre la signification d'un message qu'ils ne connaissent pas, ou si peu, tente d'utiliser le prestige de la parole divine pour s'emparer du pouvoir. La manœuvre est grossière, ce qui ne l'empêche pas d'être efficace, au prix d'une violence symbolique terrible, et d'un débat tué dans l'œuf. Les actes de violences, qu'on constate ici et là, rappellent étrangement certains faits condamnables des années quatre-vingt. Et lorsqu'on interroge les dirigeants islamistes, vous avez droit à une multitude de réponses délibérément floues et incompréhensibles. Ils sont pour le CSP, à condition de le changer complètement. Ils sont contre la polygamie, à condition de l'autoriser sous certaines conditions. Ils ne veulent pas appliquer la Chariaâ, du moment que les lois tunisiennes s'en inspirent. Ils sont contre les châtiments corporels, sauf lorsqu'ils sont justifiés. Savent-ils seulement ce que c'est que de répondre clairement à une question ? Ont-ils si honte de leurs convictions profondes ? Mais la plupart du temps, ils ne prennent même pas la peine de répondre, et c'est ainsi que nous ne connaissons toujours pas la nature ni l'étendu de leurs liens avec l'Arabie Saoudite (qui accueille sur son sol Ben Ali, faut-il le rappeler) et l'école interprétative wahabite (une ennemie farouche de la tradition islamique maghrébine). Nous ne connaissons pas non plus l'identité des princes saoudiens, koweïtiens ou quataris qui les financent. Restons lucides, et ne retenons que les faits. Ne les jugeons pas sur leurs intentions, ce serait évidemment injuste. Mais leurs références intellectuelles (l'Islam salafiste conservateur et bigot) et leurs modèles (l'Arabie Saoudite en premier lieu) parlent pour eux, et constituent le meilleur éclairage sur ce qu'ils seront capables de faire demain. Débattent-ils entre eux ? C'est plus que probable. Mais de quoi ? Nous ne le savons pas, et ne le saurons sans doute jamais. La vérité leur fait peur, apparemment, ce qui est très révélateur sur la signification du débat chez ceux qui veulent, de nos jours, mêler le religieux au politique. Certes, la foi ne se discute pas, mais les affaires de la cité sont à débattre entre les citoyens et les citoyennes du pays, ceux qui sont appelés à apporter des réponses aux questions d'ici-bas. Même en Arabie Saoudite, leur modèle inavoué et inavouable, il y en a qui se rendent compte que la situation de leur pays est de plus en plus anachronique et intenable, et qui tentent timidement de rattraper le train de la modernité actuelle (en accordant le droit de vote aux femmes, en leur donnant peut-être demain le droit de conduire, le droit de ne plus être sous la tutelle du mâle,...). A l'évidence, les islamistes tunisiens ont raté une précieuse occasion pour s'engager dans un vrai débat sincère, constructif, et ouvert sur l'avenir, dans le cadre des principes et valeurs universellement partagés. Sont-ils les seuls dans cette situation ? Hélas, non. L'influence malsaine de l'argent Deux décennies d'abrutissement intellectuel délibéré ont créé un vide politique dans le pays, avec dévalorisation du rôle de l'intellectuel au sein de la société, et quasi disparition de l'esprit militant chez les jeunes. Et malgré le sursaut salutaire qui se poursuit depuis le 14 janvier 2011, nous assistons plutôt à un activisme politique d'un genre nouveau, peu compatible avec le militantisme et la sincérité de l'engagement chez les aînés d'il y a quelques décennies. A preuve, le foisonnement de partis politiques, surgis de toutes parts, aux noms interchangeables, et, dans la majorité des cas, sans moyens efficaces pour se donner une vraie identité. Et voilà que s'invite sur la scène politique de l'argent douteux, utilisé par d'illustres inconnus sans scrupules, avec comme seul résultat à l'heure actuelle d'ajouter de la manipulation à la confusion, et de substituer le populisme au vrai débat politique. Une volonté farouche s'affiche à tous les coins de rues et sur toutes les routes du pays pour tenter d'acheter les votes des électeurs en leur vendant un faux produit sous un emballage de paillettes. Mais la farce réussira-t-elle ? Jamais ! Pour la simple raison que le Tunisien n'est pas à vendre. Quand bien même existe-t-il des ventres affamés acceptant quelques oboles ou voyage dans des cars climatisés pour donner de la claque dans des meetings pathétiques, l'ensemble du peuple tunisien qui vient de regagner chèrement sa dignité ne se laissera jamais instrumentalisé par des vautours fraîchement surgis du néant. Qu'ils y soient renvoyés sans ménagement au soir du 23 octobre ! Mêler l'argent au politique est aussi néfaste pour la démocratie et le vrai débat politique que mêler le religieux au politique. Notre peuple doit se prémunir contre toutes les formes de dictature, qu'elle soit policière, ou religieuse, ou d'argent. Le rôle vital des intellectuels Nous assistons aujourd'hui aux premiers balbutiements de la pratique démocratique. Ces premiers pas de l'ère démocratique ne semblent pas reposer sur des fondements théoriques ou idéologiques clairement déclinés par des penseurs et des intellectuels en prise avec la réalité. Rien de positif ne peut fleurir de la confusion conceptuelle. Les amalgames et l'indigence intellectuelle de beaucoup d'acteurs politiques seront toujours source de malentendus et d'erreurs grossières. Les penseurs et les intellectuels tunisiens sont aujourd'hui comptables de ce gigantesque retard sur le plan de la réflexion et des idées. Ils ont laissé, par paresse intellectuelle ou peut-être par incompétence, un terrain en friche, allégrement piétiné par d'apprentis politiques qui ne semblent préoccupés que par l'accession au pouvoir. Ils doivent reprendre la main, et s'imposer en tant que tels. Il n'appartient pas aux indigents et aux tenants de l'ignorance de tracer le chemin à suivre. C'est aux plus savants, c'est-à-dire ceux qui possèdent un savoir réel, d'éclairer la route et d'éclaircir les concepts. Chaque étape de ce travail doit donner lieu à des échanges et débats entre les gens du domaine. Qu'ils se réfèrent les uns aux autres, qu'ils se citent mutuellement, qu'ils polémiquent, et qu'ils tentent de se compléter dans cette entreprise ! Qu'ils créent des cercles de réflexion, des laboratoires d'idées avec le concours d'experts multidisciplinaires si nécessaire, des sortes de think-tank tunisiens. Le théoricien peut prendre sur soi tout ce travail de fond, mais il doit être nécessairement relayé auprès de l'opinion publique par les acteurs politiques et par les canaux d'information. Des médias inefficaces C'est alors que tous les regards se tournent vers les médias audio-visuels et journalistiques. Et c'est là que le bât blesse. L'information reste encore notre talon d'Achille. Des décennies de monopole politique ont fait du journaliste un propagandiste ou au mieux un communiquant au service des pouvoirs en place. Il ne peut sortir des clous, ni des sentiers battus. En s'enfonçant dans l'ignorance, il ne peut plus rien discerner. Il devient incapable de savoir qui est qui, ni de savoir ce qui se passe dans les sphères intellectuelles, en dehors des espaces officiels. Le vide intellectuel a été structuré avec le concours des plus zélés de ces organes d'information assujettis. Le jour où le peuple n'est plus bâillonné, le pauvre informateur s'est retrouvé bouche bée, ne sachant pas à qui s'adresser et à qui il faut donner la parole. Il s'est alors mis à la donner à tout le monde, et souvent à n'importe qui. Trainant une image peu flatteuse des anciens temps, il se montre timoré, et parfois effacé, étouffant ainsi toute velléité d'audace journalistique. Et dans les débats, ça ronronne à n'en plus finir entre des invités, tellement habitués aux plateaux télévisés qu'ils versent facilement dans la connivence. Or, les phrases creusent, rabaissent autant le débat que les menaces islamistes. Il n'y a plus que de la représentation assurée par des stars médiatisées. Voilà comment on peut freiner le travail des penseurs, et voilà comment on parvient à appauvrir le débat. Est-il trop tard pour un vrai débat d'idées ? Le 23 octobre n'est pas la fin de l'Histoire. Surtout que le lendemain nous pourrons nous retrouver face à une Assemblée constituante ingérable ou dominée par une seule couleur politique. De ce fait, aussi désagréable soit-il, nous devrons prendre acte. Mais sans nous laisser faire. Le destin du pays ne sera pas abandonné au bon plaisir de quelques stratèges politiques. Le travail de réflexion et l'engagement politique du grand nombre doivent s'accentuer pour prêter main forte aux vrais politiques et aux patriotes lucides parmi les députés de la nouvelle assemblée. La vision sera plus claire, et l'action plus efficace, une fois que la scène politique se sera débarrassée des apprentis politiques et des animateurs occasionnels de ces nombreux partis squelettiques qui ont envahi le paysage politique ces derniers mois. La politique reviendra aux politiques, à ceux qui ont milité et à ceux qui continueront l'action dans le cadre des organisations représentatives des principales familles politiques. Seront concernés aussi tous ces valeureux militants, désignés par indépendants, qui n'ont pas ménagés leurs efforts pour participer à cette première expérience démocratique. Les qualifier d'indépendants est inapproprié, car ils ne sont pas indépendants. Ils ne sont tout simplement pas, pour diverses raisons, encartés dans les partis de la place. Ils ont leur place dans l'échiquier politique de demain, et ils sauront trouver, sans aucun doute, les formes et les structures les plus adaptées à leur profil et à leur compétence. Pour l'heure, le débat d'idées n'aura pas lieu, à moins que classe politique, médias et intellectuels se ressaisissent.