Par Yassine Essid Alors que le président de la République s'agite démesurément, indifférent à la solennité de la fonction, le Premier ministre, qualifié par les médias tantôt de professeur, tantôt de docteur, sans que l'on sache à quel parcours académique ou scientifique renvoient ces deux titres, présentait devant la Constituante les membres de son gouvernement et son programme politique. En toile de fond, le spectre d'une année difficile : marasme économique, chômage croissant, contestations larvées, persistance de l'insécurité et, par-dessus tout, une réelle incapacité à restaurer l'autorité de l'Etat et de ses institutions. De sombres perspectives qui réclament un gouvernement à la fois cohérent dans sa composition, compétent dans son action, inébranlable dans ses convictions et solidaire dans ses décisions. En somme tous les attributs d'un pouvoir politique déterminé à répondre aux immenses attentes de la population. Il est à craindre, cependant, que par certaines de ses composantes, ce gouvernement ne soit pas à la hauteur de tels défis, ayant préféré privilégier les accointances plutôt que les compétences et la parenté plutôt que la capacité. Pourtant, à les entendre, les ministres du nouveau gouvernement, bien que dépourvus de toute expérience gouvernementale, s'estiment tout à fait à la hauteur de leur mission, réprouvant, non sans suffisance ni arrogance, les divers reproches, à leurs yeux outranciers. Cependant, si le népotisme ou le manque d'expérience ne sont pas forcément rédhibitoires en politique, en revanche, l'accession au poste de ministre de la Jeunesse et des Sports d'un quelconque sympathisant d'Ennahdha, sans autre envergure que son passé de footballeur, a provoqué des commentaires indignés, suscité la risée générale et, plus grave encore, pourrait perpétuer notre réputation, bien méritée par le passé, de république bananière. Car à la suite de cette nomination emblématique n'importe qui, du paysan à l'ouvrier, du vendeur à la sauvette au chômeur, pourvu qu'il soit titulaire d'un certificat d'études primaires, pourrait désormais s'estimer qualifié pour se mêler des affaires publiques et réclamer son droit à la décision. Nous savons tous que la pratique du football ne favorise pas la connaissance. Il suffit d'écouter les joueurs parler. Leur éducation et leur scolarité sont supposées minimales. Leur lexique raréfié. Leur discours, ponctué d'onomatopées, abonde en clichés. Quand on les approche, on les suppose infantiles. Les grandes questions de société leur sont épargnées. L'avenir et le malaise de la jeunesse ? Ils ne savent qu'en dire. La politique du sport? Ils ne voient pas de quoi on parle. Cette nomination est dans sa portée pratique et symbolique, une déconsidération des talents et un appel encourageant à l'adresse des cancres à dédramatiser l'échec scolaire puisque le ballon rond mène à tout, y compris aujourd'hui au gouvernement politique. Il faut lui reconnaître un point positif tout de même : elle atténue considérablement les regrets de ceux qui n'ont jamais réussi à être ministre malgré une longue carrière au service de la collectivité, et ruine l'ambition de ceux qui étaient prêts à tout sacrifier, y compris leur dignité, pour une telle promotion. A qui doit revenir le soin des affaires publiques ? Au peuple, dit-on, dont on doit respecter la volonté. Mais le peuple veut tout avoir sans savoir ce qu'il faut faire pour y arriver. C'est donc aux politiques de s'en occuper, exclusivement. Rappelons aux novices que la politique est l'organisation et le gouvernement des affaires publiques pour le bien de tous. La compétence ici est très large et n'obéit pas aux mêmes critères de qualification que ceux demandés, par exemple, à un mathématicien ou à un médecin. L'organisation des affaires de l'Etat exige néanmoins des vertus intellectuelles ainsi que la maîtrise d'un savoir indispensable, rendu plus que jamais nécessaire par la complexité de la vie de la cité. Pour cette raison, de plus en plus, appel est fait aux spécialistes, experts ou techniciens, qui deviennent des politiciens destinés à diriger l'avenir d'un pays. Un ministre doit par conséquent posséder une réelle maîtrise de son domaine de compétence, connaître ses dossiers afin de mettre en œuvre une politique cohérente. Il doit décider quelles mesures il envisage de prendre dans tel ou tel secteur, savoir trouver les arguments pour convaincre à la fois ses collaborateurs et ses détracteurs, tenir compte des objections et trancher éventuellement parmi les avis différents en trouvant des compromis. Un ministre doit aussi être en mesure de reconnaître et d'indiquer les orientations que doit prendre la société. Il doit vivre dans l'instant tout en se projetant dans le futur et faire preuve de discernement, de prudence et de sagesse. Pour achever et couronner l'édifice de la compétence ministérielle, il doit arborer une allure imposante, avoir de la prestance et des dons d'orateur qui lui conféreront l'autorité morale nécessaire, donneront à ses paroles et à ses décisions plus de poids et compléteront l'image de l'homme politique que le public attend de lui. Que fait donc cet ancien sportif dans cette galère ? Osons une hypothèse. Avant la chute du régime, deux lieux publics de rassemblement de masse constituaient des espaces de liberté d'expression relative: les mosquées et les stades. L'investissement des lieux de culte par l'opposition islamiste sous l'ancien régime et leur rôle comme espace de propagande dans la mobilisation des électeurs du parti Ennahdha pendant la campagne électorale, se sont avérés, dans les deux cas, fortement payants. Quant aux stades, ils avaient l'avantage de permettre au public d'exprimer ses antagonismes et ses rancœurs, souvent par des propos outranciers, et de conspuer les politiques lorsqu'ils étaient associés à l'équipe adverse, sans pour autant s'exposer à d'éventuelles poursuites des autorités. Ceci était valable sous Ben Ali et le demeurera sans doute sous les futurs gouvernements. Les potentialités politiques que recèlent de tels rassemblements sportifs et les vertus mobilisatrices des équipes n'ont sans doute pas échappé à un parti au pouvoir qui aimerait bien se doter de pareilles instances capables de remplir des fonctions de mobilisation. Dès lors, tout match de football deviendra un espace d'affichage de préférences politiques et, les stades, des enceintes propices à une implantation partisane une fois les supporters devenus réceptifs aux idées politiques de ce parti. Ennahdha va-t-elle, après les mosquées, s'installer dans les tribunes ? Pour le moment, et pour le moment seulement, le public des supporters est encore un public de jeunes, issus de milieux sociaux variés et réfractaires au débat politique. Ils n'affichent aucune tendance, n'offrent pas les garanties de piété attendues par les islamistes et sont toujours prêts à conspuer le politique. Ce qui les intéresse c'est le football et le club qui renvoie à leur quartier, ville ou région. Il y aurait néanmoins là un vivier actif et massif, actuellement orienté vers la confrontation physique avec les supporters adverses ou avec la police, qui n'attend qu'à être structuré et organisé, et qu'il serait bon de ramener un jour vers les mosquées. Car le football demeure la seule activité sociale qui puisse parfois rassembler dans une même passion un peuple entier. Quoi de mieux alors qu'un ancien footballeur, de surcroît issu d'une équipe prestigieuse, pour assurer cette mutation? La mission du ministre des Sports devient alors évidente et sa nomination fondée. Quant au parti Ennahdha, il n'aurait fait par ce choix que fonder ses espoirs et confier son destin, momentanément et pour la pieuse cause, aux dieux du stade.