Par Ali DJAIT(*) Ce qui s'est produit récemment devant le Tribunal de première instance de Tunis interpelle franchement les esprits et suscite une attention particulière de la part du gouvernement de Hamadi Jebali ainsi que de la société civile tout entière. Parce qu'il est inadmissible et insoutenable de voir un excellent journaliste de la trempe de Zied Krichène, lequel a exercé notamment à Jeune Afrique et actuellement rédacteur-en-chef du quotidien Le Maghreb se faire insulter et même agresser physiquement par un salafiste barbu venu, soi-disant, défendre «sa religion» et protester contre la diffusion du film Persepolis par la chaîne «Nessma» propriété de Nabil Karoui. Il fallait voir la séquence vidéo qui a fait le tour du réseau social «Facebook» pour se rendre compte de la gravité de ce qui se passe actuellement en Tunisie. En sortant du tribunal où se déroulait le procès de Nabil Karoui accusé, à tort ou à raison, de la diffusion d'un film incarnant Dieu, certes prohibé par la religion musulmane, Krichène, accompagné du chercheur Hamadi Redissi, qui a été à son tour tabassé en défendant son collègue, s'est fait insulter et traiter de tous les noms même de mécréant et de sale laïc. Il était évident que le «pauvre» Krichène avait peur très peur même. Cette peur bleue, perceptible sur son visage, a été traduite par le comportement passif, hagard et atone affiché par le journaliste qui n'a ni bronché ni daigné riposter ou même se défendre verbalement ! Et n'eut été l'intervention de quelques nobles individus se trouvant par hasard devant le tribunal qui l'ont protégé et escorté jusqu'au poste de police de La Kasbah avant de fermer la porte dudit poste, on n'aurait peut-être pas pu éviter le pire... C'est que les salafistes veulent à tout prix imposer leur loi, la loi de Dieu selon eux, et font par conséquent peur à la société civile tout entière. Comment ne pas les craindre en sachant qu'ils sont bien entrainés, prêts au combat et savent manier et utiliser à la perfection les armes ce qui est très grave. Considérés par certains comme la milice armée et la branche dure d'Ennahdha, ils comptent actuellement en Tunisie entre 6000 et 7.000 adhérents toutes tendances confondues selon un documentaire diffusé sur la chaine d'informations France24. Et même les islamistes d'Ennahdha, supposés être leurs proches alliés, disent qu'ils n'ont pas échappé à leurs remontrances, leur reprochant notamment le fait de ne pas appliquer la loi coranique à la lettre et d'être trop modérés et indulgents avec les laïcs mécréants à leurs yeux. C'est ce que le parti de Rached Ghannouchi prétend en tous les cas. A quel jeu joue le gouvernement nahdhaoui ? Jusqu'à quand va-t-il tolérer de tels agissements malgré les condamnations répétées de la société civile ? Pour quelles raisons Hamadi Jebali et ses ministres s'obstinent et feignent de ne pas donner de l'importance à ces actes «isolés» selon eux et essayent par tous les moyens de dédramatiser les agressions commises par les salafistes pourtant très graves ? Comment peut-on expliquer ce mutisme qui perdure d'Ennahdha vis-à vis des salafistes qui perturbent le déroulement normal des cours à la faculté des Lettres de La Mannouba depuis déjà plus de deux mois en exigeant de la direction de ladite faculté d'autoriser aux étudiantes portant le voile intégral à passer les examens ? Certes, les salafistes ont le droit de s'exprimer et d'exprimer leurs convictions religieuses, de condamner un film qui incarne Dieu, de demander civiquement l'intégration des étudiantes portant le voile intégral dans la faculté... mais ils n'ont nullement le droit d'intimider les gens, d'avoir recours à la violence ou encore d'imposer leur loi. Il faut savoir que l'agression commise contre Zied Krichène n'est pas la première du genre visant les journalistes et les artistes et même les citoyens ordinaires. On se rappelle tous des agressions dont ont été victimes Sofiène Ben Hamida, Nouri Bouzid, Nabil Karoui dont la maison a été incendiée et la femme de ménage violentée, Halim Messaoudi, Haythem Mekki et la fameuse Fatwa justifiant son meurtre pour mécréance ! Et la liste est longue... sans oublier ceux et celles qui ont préféré quitter le pays de peur d'être harcelés et persécutés par les salafistes. Ce qu'ils ont fait à Sejnane dans le gouvernorat de Bizerte ne peut pas également passer inaperçu. N'ont-ils pas coupé les doigts d'un ivrogne et enfermé deux hommes pendant quelques heures pour «mécréance» semant la terreur chez tous les habitants de cette ville ! Par ailleurs, l'agression dont a été victime la députée nahdhaouie Souad Abderrahim devant le siège de l'Assemblée nationale constituante au Bardo par, parait-il, des femmes membres de l'Association tunisienne des femmes démocrates est tout aussi répréhensible et condamnable que celles commises contre les laïcs. De quel droit on frappe une femme et on lui tire les cheveux en pleine rue pour ses convictions religieuses ? Si cela est vrai, ces femmes démocrates n'ont de «démocrates» que le nom de leur association ! Que faire à présent pour mettre un terme à la violence, phénomène étrange aux Tunisiens et aux Tunisiennes et qui ne cesse de ronger notre société depuis la révolution ? Comment éviter que ça ne dégénère en un conflit civil à caractère religieux dominé par les sentiments de négativité, de haine et de rancune et qui ne fera que diviser la société tunisienne en deux clans islamiste et laïc, alors que notre société a toujours été unie et soudée prônant les valeurs de tolérance, d'altruisme, de bonté et de solidarité même à l'époque du dictateur Ben Ali. Il faut, dans un premier temps, s'employer à établir un dialogue constructif avec les salafistes, essayer de les comprendre et de comprendre leur idéologie, leurs convictions religieuses et ce qui les pousse parfois à avoir recours à la violence comme moyen d'expression. Il faut également leur faire comprendre que la violence n'est pas la solution appropriée qui leur permettra d'avoir l'autorisation pour créer leur propre parti politique, qu'il va falloir respecter les libertés, la démocratie, les autres croyances et le droit à la différence, principes pour lesquels, entre autres, le peuple a fait sa révolution et chassé la dictature et ce afin qu'ils puissent être acceptés au sein de la société tunisienne. Et pourquoi ne pas envisager un jour de leur accorder l'autorisation pour former un parti et avoir une activité politique en toute légitimité et conformément à la loi et ce à des conditions précises bien sûr à savoir le respect des valeurs républicaines notamment le droit à la différence, la renonciation à toute activité clandestine et à toutes les formes de violence au nom de Dieu et du Jihad. Après tout, il vaut mieux être au courant de leur activité, les contenir dans le cadre d'un parti politique et les «avoir à l'œil» que de les persécuter, d'autant plus que le mouvement Ennahdha au pouvoir joue le jeu des salafistes en les laissant faire en toute liberté sans intervenir se contentant de simples communiqués de condamnation sans plus. L'objectif d'Ennahdha étant de convaincre l'opinion publique qu'il existe une grande différence entre le salafisme ténébreux, obscurantiste et violent d'une part et l'islamisme modéré, tolérant, ouvert sur son environnement extérieur et sur la modernité à la manière des Turcs d'autre part. Le mouvement Ennahdha veut nous faire croire, à tort d'ailleurs, qu'il sert de garde-fou contre les salafistes. Pourtant, tout le monde sait pertinemment qu'au sein même de ce mouvement, il existe un courant favorable à la réinstauration du khalifat. Si, le cas échéant, le dialogue ne s'avère pas utile avec les salafistes et s'ils persistent à étouffer la démocratie et toute forme d'expression libre et à faire fi du droit à la différence en prétextant que la charia (loi coranique) est la seule et unique source du droit et de gouvernance, il faudrait combattre le mal par le mal, nécessaire dans ces cas pour sécuriser le pays et rétablir l'ordre. Condamner de tels agissements par de simples communiqués n'a pas suffi pour dissuader ces fauteurs de troubles. Le gouvernement actuel doit assumer ses responsabilités et réagir avec fermeté. Il va falloir dorénavant identifier toute personne ayant recours systématique à la violence quelle que soit son appartenance : islamiste, salafiste, laïc, de gauche, de droite, de centre, indépendant, et le poursuivre «systématiquement» en justice. Et comme le dit si bien éloquemment l'homme politique français de la révolution française Louis Antoine Léon de Saint-Just (1767-1794) «pas de liberté pour les ennemis de la liberté».