De haut, à perte de vue, l'île de Djerba, ou comme on l'appelait autrefois, l'île aux jardins, semble dormir paisiblement sur ses deux oreilles, étreignant en toute douceur son héritage ancestral pittoresque. Son écosystème marin et naturel, cependant, se fait de plus en plus fragile. Vue de l'intérieur, Djerba est sur le point de perdre ses piliers vitaux, menaçant de faire passer l'île du rêve au cauchemar. Il s'agit là d'une réalité palpable dont on doit tenir compte dans tous les plans d'aménagement et dans tous les projets de construction, afin de sauver ce qui reste d'un héritage civilisationnel inestimable. Aujourd'hui, les experts environnementaux et les différents représentants du tissu associatif de l'île tirent la sonnette d'alarme, dans une sérieuse tentative en vue de mettre en garde contre les véritables dangers auxquels s'expose ce milieu fragile, à court et à long termes. La situation demeure donc critique. Et les craintes d'un avenir socio-économique durement hypothéqué sont là. En fait, oliviers, palmeraies, plages, mausolées et sites archéologiques séculaires sont le théâtre de saccages, de squatts et de pillage. Intolérables agressions perpétrées impunément à l'égard d'une manne naturelle qui est la propriété de tous. Une mémoire historique universelle représentant un imaginaire social typiquement djerbien, sur lequel personne n'a le droit de mettre la main, le spolier, le défigurer ou le prendre pour propriété individuelle. Et si aucune décision n'est prise à temps, l'île pourrait perdre toutes ses dimensions, écologique, culturelle et touristique. En deux mots, «Djerba est en péril», comme l'ont affirmé ses autochtones, aux dires des représentants d'associations locales. C'est aussi le signe sous lequel une journée d'information et de sensibilisation a été organisée samedi dernier dans la région, à l'initiative de l'Association de sauvegarde de l'île, en collaboration avec sa consoeur «Djerba mémoire». C'était une journée bien chargée, ayant drainé une masse de citoyens natifs et d'autres acteurs agissant dans le domaine, au cours de laquelle les participants ont sollicité l'intervention immédiate des autorités locales et régionales. Autant de signes d'insatisfaction qui se sont exprimés dans des manifestations de protestation souvent marquées par des messages clés adressés aux contrevenants. A Mozrane, au «Souk kebli», à Aghir, et bien sûr en d'autres sites à Midoun, les crimes contre la nature sont bien visibles. Sur la colline de «Adloun», une forme géologique considérée comme une colonne vertébrale face à l'érosion marine, des engins et des ouvriers sont en train d'extraire d'énormes quantités de sable pour la construction d'une route à double voie reliant Agim à El May. Un début d'une carrière illégale a déjà pris forme. Un chantier superflu qui ne fait qu'affaiblir les capacités du sol à résister aux caprices de la nature. L'entrepreneur, montré du doigt, est Ben Mabrouk, comme l'indiquent les habitants, contre qui l'association de sauvegarde de l'île a déposé plainte, en date du 20 décembre dernier. «Toute une zone écologique a été détruite, puisque la colline qui s'élève à 50 m au dessus du niveau de la mer protège l'équilibre environnemental de ce site. C'est un crime contre la nature, étant donné qu'un seul millimètre du sable extrait nécessite au moins huit ans pour se renouveler», révèle M. Mohamed Gouja, historien universitaire et membre de l'association de sauvegarde. Et d'enchaîner : «D'ailleurs, le prélèvement du sable de l'île de Djerba est strictement interdit, de par sa vocation agricole, mais aussi de par l'écosystème fragile, menacé par l'effet des changements climatiques». De l'autre côté, l'intervention brutale de l'homme a frappé de plein fouet la plage publique sur les côtes de «Souk El Kebli» à Aghir. Il s'agit ici d'un certain hôtelier, homme d'affaires dénommé «Bouricha», qui s'est emparé de la plage, classée propriété domaniale maritime. Il a envahi toute la zone : les palmiers ont été déracinés et la plage publique est désormais clôturée. «Sans autorisation aucune, l'appropriation de cette plage est une atteinte flagrante aux biens publics maritimes, qui pourrait nuire à l'avenir du tourisme dans l'île», indique M. Houcine Kharroubi, membre de l'association de «Djerba mémoire». Et de préciser que cet hôtelier n'a point hésité à construire des digues en pierre, censées briser les vagues et les empêcher d'atteindre les pourtours de son hôtel. Face à toutes ces atteintes décevantes, les habitants de l'île affichent leur mécontentement. Et la société civile n'est pas restée en silence. « Nous avons organisé deux manifestations de protestation en 2011, mais en vain...», raconte Besma Ben Thayer, membre active au sein de l'association «citoyenneté efficace». L'homme d'affaires, qualifié d'irresponsable, ne plie pas, faisant fi de toutes les normes écologiques. Certains disent que les autorités locales et régionales sont aussi impliquées. Sinon, comment expliquer cette sourde oreille à l'égard d'une situation de véritable danger. A quelques encablures, à Midoun, «Menin », un site archéologique remontant à l'époque romaine, a fait l'objet d'actes de pillage. Des fouilles anarchiques ont également eu lieu, à l'initiative de chasseurs de trésors souterrains. Un patrimoine riche en cultures et civilisations, dont les études qui ont été faites par des chercheurs tuniso-américains ont révélé la présence d'un amphithéâtre romain enterré depuis des siècles. Faute de moyens, son exploitation semble difficile. «Ce site était et demeure la proie de vols, sans le moindre respect pour le passé», témoigne avec beaucoup de regret M. Sadok Ben M'henni, historien et membre de l'association de sauvegarde de Djerba. Et de poursuivre que les actes de pillage ont également touché les tombes puniques souterraines que recèle le site en question. L'objectif est de chercher les trésors et de s'emparer du patrimoine culturel de l'île. «Même sous l'ancien régime, ce site a fait l'objet d'actes similaires. Que dire aujourd'hui !», déplore M. M'henni. Et les anciennes mosquées ne sont pas en reste. Sous prétexte de modernisme, certains ont violé leur sacralité et défiguré leur cachet architectural. Ils ont osé détruire quelques parties de plusieurs mausolées et lieux de culte spécifiques à Djerba. Les mosquées de Sidi Jmour, Sidi El Bahri et celle d'El May en sont des exemples. En réaction à cet état des lieux, les deux associations organisatrices, en présence d'un grand nombre de citoyens, se sont mises d'accord sur le principe consistant à incriminer tout agissement irresponsable à l'égard de l'île. Ils ont avancé une série de revendications : il s'agit, entre autres, de créer un comité de suivi veillant à la préservation de l'île contre toute intervention abusive, de faire assumer aux autorités concernées toute la responsabilité pour les dommages, d'établir un travail de réseautage et d'optimiser les mécanismes répressifs afin de mettre un terme à tous les dépassements.