La semaine précédente a été jalonnée par des faits, des affaires, des communiqués et des déclarations qui confirment des inquiétudes et des menaces ayant plané depuis plusieurs mois sur le monde des médias tunisiens. Il n'y a plus l'ombre d'un doute : le gouvernement actuel est en train de grignoter chaque jour que Dieu fait un peu plus de la liberté gagnée par les journalistes à l'issue de la Révolution du 14 Janvier. Comment ? Selon quels scénarios ? Quelle méthode ? Tout simplement en réactivant une machine de guerre, léguée par le général-président Ben Ali, prête à (re)fonctionner avec ses armées d'hommes, ses réflexes, ses manœuvres, son hypocrisie, sa propagande et la répression qui la sous-tend. La mise en marche de cet appareil minutieusement construit durant les 23 dernières années de dictature par les conseillers de l'ex-président pour écraser les médias et les vider de leurs forces vives se ferait d'un clic, d'un geste, d'un... simple souhait ! Car il est beaucoup plus confortable d'user d'un système dont on connaît bien le mode d'emploi, les moindres méandres, que d'en élaborer un autre, nouveau, fondé sur des principes différents. Surtout lorsque ce même système, dans le cadre d'une justice transitionnelle, n'a pas été revisité, diagnostiqué, assaini et ouvert «à la parole de vérité, qui pacifie la mémoire», selon la formule du psychanalyste Fethi Ben Slama. Un parfum de déjà-vu Les démons du passé sont de retour. Nous sommes une vieille autocratie : depuis toujours, le pouvoir exécutif en Tunisie a été animé par la tentation d'asservir et d'enchaîner la parole libre, l'information émancipée de toute tutelle*. Commet expliquer une telle parenté entre la carte de presse que les journalistes recevaient sous l'ancien régime et celle qu'ils viennent tout juste de réceptionner ? Sur le plan de la forme, les deux documents se ressemblent à s'y méprendre, alors qu'il était opportun de signaler le passage du temps et des pouvoirs. Sur le fond également rien n'a changé : les deux sont signées par un représentant du gouvernement. Ce qui va à l'encontre du décret-loi 115 préconisant l'indépendance de la commission chargée de l'octroi de la carte de journaliste. Justement tout le différend, qui a opposé depuis décembre dernier l'Instance nationale pour la réforme de l'information et de la communication au gouvernement, dominé par le mouvement Ennahda, a tourné autour de l'institutionnalisation des structures de l'indépendance des médias publics, dont la Haute autorité de la communication audiovisuelle (Haica), objet d'une grande partie de la discorde. Jusqu'à l'autodissolution de l'Inric le mercredi dernier lors d'une conférence de presse à laquelle avaient assisté plusieurs représentants d'ONG, dont la Ligue tunisienne des droits de l'Homme et Reporters sans frontières, le gouvernement a joué au chat et à la souris avec l'instance présidée par Kamel Labidi, évitant soigneusement de présenter la stratégie et l'agenda du gouvernement quant à une quelconque réforme et à l'activation des décrets-lois 115 et 116. Face à ce mur du silence, l'Inric a préféré mettre fin mercredi dernier à sa mission tout en annonçant son intention de continuer la lutte pour la liberté d'expression au sein de la société civile. L'affaire Nadia Haddaoui fait le buzz sur Facebook La veille RSF avait dénoncé les nominations récentes des neuf directeurs à la tête des radios publiques par le pouvoir : «En l'absence de cadres légaux clairs et respectueux des standards internationaux, les autorités tunisiennes utilisent des méthodes de nomination rappelant celles employées par l'ancien régime ». Le communiqué de l'organisation exprimait plus loin la préoccupation d'RSF quant à «la régression dont témoignait de tels procédés à répétition». Deux jours après, une affaire en créant le buzz sur les réseaux sociaux venait tristement confirmer les inquiétudes de l'Inric et d'RSF quant au retour dans les médias des réflexes de la censure, de l'obéissance et de l'allégeance au pouvoir. Le vendredi dernier, Nadia Haddaoui journaliste à Rtci, a été interdite d'accès à la radio (elle est accusée d'avoir laissé Bendir Man critiquer librement sur antenne le président de la République) alors que l'attendait dans le studio son invitée du jour, la chroniqueuse rebelle, Oum Zied. L'affaire exhale un lourd parfum de déjà-vu, de déjà-vécu. Ainsi on traitait les journalistes pendant les plus sombres des années Ben Ali, sans aucune considération de leurs droits, de leur honneur, de leur dignité... Mais le gouvernement ne pouvait pas s'abstenir de répondre à l'initiative de l'Inric. Ignorant l'évolution et l'ampleur que prenait au même moment l'affaire Nadia Haddaoui, Lotfi Zitoun, ministre conseiller auprès du chef du gouvernement chargé des dossiers politiques, a taxé la décision de l'instance de «soudaine» et d' «inattendue». Au passage, le théoricien du «complot contre le pouvoir né des élections du 23 octobre» a encore accusé les médias d'arborer «un paysage à sens unique» et les journalistes de jouer le rôle de l'opposition en n'épargnant aucune occasion pour «attaquer le gouvernement élu ». Comme un écho nous revient à la mémoire un discours encore vivace, aussi plein d'ambiguïtés, qui se réfère à la même stratégie de conspiration contre les journalistes. Lorsque Ben Ali prononçait les slogans que lui soufflaient à l'oreille son conseiller Abdelwahab Abdallah : « Les journalistes doivent se hisser dans leur travail au niveau du développement du pays ! », « Les journalistes s'autocensurent ! », « Assumez donc hommes de la plume vos responsabilités ! ». En réalité ces discours étaient brandis pour camoufler l'arrière-scène où se livrait une guerre sans merci contre la liberté d'expression...