Sélectionné dans la compétition officielle, dans la catégorie première œuvre et pour le Prix Marseille Espérance, dans le cadre de la 23e édition du Festival international de cinéma FIDMarseille (du 4 au 9 juillet), «Babylon» mérite déjà que l'on s'y intéresse, en attendant sa sortie dans les salles tunisiennes, prévue pour la rentrée. C'est un film documentaire qui, du haut de ses 119 minutes, montre ce qu'a été le camp de réfugiés Choucha — aujourd'hui disparu à 90% — à travers les regards croisés de ses trois réalisateurs: Ismaël, Yousssef Chebbi et Ala Eddine Slim. En voilà bien une curiosité: un film fait à trois, pendant le printemps 2011, dans un camp de réfugiés à la frontière tuniso-libyenne, alors que les soulèvements foisonnaient dans les deux pays. L'œuvre et ses auteurs se posent donc à la marge, à l'image de l'objet qu'ils filment. Une marginalité assumée, dont les partis pris ont émergé au fur et à mesure. Un film, une histoire Tout a commencé en mars 2011, quand le sort des réfugiés était un sujet d'actualité. Avec le peu de moyens dont ils disposaient, après que le local de leur société de production « Exit » eut été saccagé par la police le 14 janvier (voir l'article «Pour que cela ne se reproduise plus», La Presse du 8 février 2011), les trois réalisateurs et le producteur Chawki Knis se sont rendus à Choucha, «pour filmer et vivre l'expérience», nous explique Ismaël. Le groupe qui se considère comme un «groupe de création» — en référence aux groupes de défense des quartiers formés aux alentours du 14 janvier 2011 — n'était pas parti avec l'idée de faire un film. Le projet a pris forme plus tard. Les premiers jours sur place ont été vécus comme un exil par le groupe. Ils filmaient mais étaient encore perdus. Peu à peu, ils ont commencé à trouver leurs repères et c'est là que l'idée de «Babylon» a émergé, en tant qu'œuvre collective. Comme Ismaël, Youssef Chebbi et Ala Eddine Slim se connaissaient déjà et respectaient le travail de chacun — des courts-métrages et des vidéos expérimentales —, il n'était pas difficile pour eux d'avoir une vision commune, forgée à la suite de longues discussions, qui ont vu apparaître les choix et partis pris du film. «Au bout d'un moment c'était devenu clair, on savait le comment et le pourquoi, peu importe la personne qui filmait», affirme Ismaël. Après deux semaines passées à Choucha, un retour à Tunis pour visionner les rushs leur a permis d'approfondir les discussions pour décider de ce qu'ils allaient montrer, monter et ce qui leur manquait comme plans. Une semaine supplémentaire au camp suffisait pour passer au montage qui a pris une dizaine de mois. Un choix déterminé par le manque de moyens mais surtout par une volonté de « laisser respirer le film » et de donner le temps aux univers des trois réalisateurs de former un tout homogène. Le quartet se dit content et fier du résultat. L'espace comme personnage principal Le principal parti pris des trois réalisateurs est de ne pas mettre les réfugiés au centre de leur film, mais plutôt le camp, en tant qu'espace. Choucha, ou Babylon, est une cité qui raconte ses habitants et non le contraire. Cette «dialectique inversée» trouve son fondement dans la nature du camp: un endroit éphémère né au milieu de nulle part, où les réfugiés essayent de mener une vie «normale», mais qui ne l'est pas tout à fait. « On montre le processus par lequel la cité se construit et se déconstruit, avec une référence au mythe de Babylon », ajoute Ismaël. Le film est ainsi fait en cinq moments, délimités par des écrans noirs : le premier à propos de l'espace avant l'arrivée des réfugiés, le deuxième à propos de l'occupation du camp, le troisième sur l'organisation de la vie de la cité, puis l'apparition des tensions et des rapports de forces en son sein, et enfin ce qui reste après le départ des réfugiés. « C'est comme une tragédie en 5 12 actes », selon la description du co-réalisateur. Sans vouloir donner de détails sur la fin du film, il souligne que sa structure est circulaire. « Il y a une boucle qui se ferme imparfaitement », dit-il. L'un des piliers sur lequel se base le film est l'incommunicabilité qui règne entre les réfugiés, étant de différentes nationalités, langues et cultures. De plus, le camp étant un endroit de passage, il rend difficile l'établissement de liens forts entre eux. Dans ce sens, les réalisateurs ont fait le choix délibéré de ne pas sous-titrer le film, afin que le spectateur soit lui aussi confronté à cet aspect du vécu des réfugiés. Ces derniers sont présentés comme une galerie de personnages qui traversent l'écran, le coupent, vont et viennent comme dans une danse, et ceci afin d'exprimer, de surcroît, l'idée du mouvement qui caractérise leur vie au sein du camp et dont la forme même du documentaire est imprégnée. Aussi, la nature y joue un très grand rôle, en temps que milieu qui accueille le camp et les réfugiés, et se transforme au fur et à mesure de leur passage. Maintenant, et pour ressortir du film, les trois réalisateurs appartiennent à la génération du numérique, un outil permettant la création de tels projets, «qui se montent rapidement, à des coûts très réduits et avec la flexibilité de construire le film en même temps qu'on le fait», argumente Ismaël. En plus de « Babylon », cela a permis au groupe de diffuser des images et des vidéos de leur expérience dans le camp, en simultané et en donnant au public la possibilité d'en disposer en open source pour créer de nouvelles œuvres. Une exposition est d'ailleurs prévue pour la rentrée, rassemblant les travaux des trois réalisateurs, faits en marge du film, et ceux des autres qui s'en sont inspirés. Une autre façon pour eux de mettre en avant la marginalité et la collectivité, principes sur lesquels est construite l'idée du film. A son tour, il sera en salle en Tunisie pendant la rentrée. Le groupe tient à ce qu'il bénéficie d'une sortie commerciale pour aller vers le public et contrer à leur manière le problème de diffusion des films tunisiens. Il y aura également un ciné-concert dont la musique sera mixée par Zied Meddeb Hamrouni, connu sous le nom artistique de Shinigami San. Un joli programme qui semble bien étudié. Un projet auquel on souhaite beaucoup de succès.