Par Yassine ESSID Pour pouvoir exercer un métier, quel que soit le domaine d'activité, on exige généralement du postulant une preuve tangible de sa compétence : l'accomplissement d'un parcours scolaire ou universitaire, un diplôme, ou le témoignage du maître d'apprentissage. On lui demandera, aussi, qu'il puisse justifier de certaines qualités physiques, d'une rectitude morale voire de vertus intellectuelles. Ainsi, d'un bon ingénieur, on attend la maîtrise d'un ensemble de connaissances techniques, une solide culture scientifique, une aptitude à la conception, ainsi qu'une disposition à la mise en œuvre et à la direction. De même qu'on reconnaît un bon médecin, non seulement à ses diplômes, sanctionnant des années d'études et de pratiques supervisées, mais également à sa façon de se montrer sensible à la souffrance des autres, le fait d'inspirer confiance, de témoigner de la sympathie pour ses patients, de prescrire ce dont le malade a réellement besoin et de s'intéresser au suivi de sa santé. Enfin, nous admettons fort bien qu'un artisan, disons un charpentier, ne doit pas seulement se prévaloir de maîtriser la technique du bois, comme construire la charpente d'une maison, réparer une porte, faire un lit ou un coffre, mais aussi d'être honnête, habile, précis et inventif. Alors que tout semble donc indiquer qu'une activité professionnelle, quelle qu'elle soit et sous quelque forme que ce soit, doit justifier d'une qualification avérée, reposant de surcroît sur des valeurs morales indiscutables, au point que, se prétendre docteur en médecine ou ingénieur est une usurpation sanctionnée pénalement, curieusement, la classe politique tunisienne échappe désormais superbement à ces lourdes contraintes. Rien qui correspond à ce qu'on entend généralement par compétence politique, ou qui puisse convenir à ce qu'on attend habituellement des hommes et des femmes chargés de l'organisation et du gouvernement des affaires publiques, n'est requis de nos dirigeants, et l'on ne verra jamais tel ministre ou député poursuivis pour exercice illégal de la politique. Aussi, nulle évaluation de connaissances ni titres particuliers autres que l'allégeance, la notabilité, ou la parenté, ne sont aujourd'hui requis pour accéder aux fonctions de ministre, ambassadeur, ou dirigeant d'entreprise publique. Que savent les députés de l'ANC lorsqu'ils ont été investis ? Quelles compétences strictement politiques qui puissent être mobilisées dans l'instant, qui sont indispensables pour qui entend administrer le pays, détiennent les ministres du gouvernement, alors qu'ils ont été mis à l'écart pendant des décennies de toute participation active dans la gestion des affaires publiques ? Qu'est-ce qui distingue les profanes, que nous sommes, des professionnels de la politique quand bien même ils pourraient se prévaloir de savoirs reconnus et certifiés? Dans les démocraties, le point de départ de la réflexion politique se déploie d'abord dans la micropolitique, le local, la gestion de communes, l'action au sein des réseaux associatifs, ou dans l'expérience d'encadrement dans les grandes entreprises ; autant de lieux d'apprentissage de la chose politique et l'élément révélateur de la possibilité d'agir. C'est là que le futur politicien, avant même de se centrer sur le pouvoir d'Etat, est censé forger ses premières armes, s'initier à l'esprit de la lutte pour la défense de ses principes, acquérir la capacité de passer d'une expérience personnelle à un problème d'ordre plus général. Pour accéder à la parole politique, il ne suffit pas d'être autorisé d'émettre des jugements politiques, il faut encore posséder une compétence fondée sur un travail de terrain plus que sur des considérations partisanes. Or, nous constatons précisément le contraire : des gens prennent la parole, accèdent au débat avant même la mise en forme d'une déontologie politique que leur simple adhésion au parti ne garantit guère. A la faveur des élections, bon nombre d'individus se sont retrouvés subitement légitimés à représenter la nation avant même d'intérioriser les normes et les pratiques collectives qui sont communément celles que prône l'engagement politique. Dans la mesure où la notion de compétence est rarement sollicitée de manière explicite en science politique, l'exercice du pouvoir dans les régimes démocratiques devient alors une affaire d'éthique, de mots et de symboles. Or, l'occasion nous est donnée de mesurer, chaque jour un peu plus, l'ampleur des défauts d'ajustement entre les qualifications qu'exige la conjoncture politico-économique, et les capacités réelles des titulaires de postes politiques, et de nous rendre compte que la compétence politique, qui seule permet aujourd'hui de résoudre des problèmes du pays de manière satisfaisante en mobilisant et en intégrant diverses capacités, est devenue tributaire de la seule appartenance partisane, autrement dit du seul respect scrupuleux des consignes du parti et l'obéissance rigoureuse aux ordres de son chef. En regardant le spectacle affligeant et déshonorant donné par les membres du gouvernement et par la représentation nationale, majorité et opposition confondus, appelée pourtant à concevoir dans la célérité l'organisation et le fonctionnement futur de l'Etat, on se rend compte que jamais l'incompétence n'aura aussi bien porté son nom. Voir des juristes, des chefs d'entreprise et des éducateurs, tous élus du peuple, se complaire dans des postures absurdes et stériles, ou réduits à ratiociner sur le problème épineux des modalités d'acheminement du courrier officiel ; les entendre utiliser des termes que des gamins usent pour ridiculiser un de leur camarade, est l'expression même de l'appauvrissement du débat public, et à court terme, la validation du mépris de l'opinion publique envers le corps politique dans son ensemble. A force de regarder ainsi la brutalité et la grossièreté se déployer, les gens simples risquent de se sentir attirés par une vulgarité qui leur paraît proche et encourageante. Pire, ce spectacle leur inculquera l'idée que, tout compte fait, ils sont politiquement plus intègres et moralement plus rigoureux que leurs délégués, et que l'exercice du pouvoir n'est finalement pas hors de portée, du moment qu'ils parlent le même langage, réagissent à leur façon et transfèrent les passions de la rue au sein de l'hémicycle. Ceux qui se considéraient jusque-là comme des profanes en politique, cesseront alors d'intérioriser leur complexe, arrêteront d'accepter par là même la légitimité du système politique et n'accepteront plus de se taire ou d'être représentés. On ira ainsi de la déception démocratique au désenchantement civique.