Hier soir, à la suite de la journée de grève générale du secteur de l'information, l'annonce a fait le tour des médias nationaux et internationaux : «La coalition au pouvoir a décidé l'activation des décrets-lois 115 et 116 organisant le secteur de l'information». Le gouvernement de la Troïka semblait avoir cédé à une revendication que l'Instance nationale pour la réforme de l'information et de la communication et le Syndicat national des journalistes n'ont pas arrêté d'agiter une année durant. Mais le flou entoure toujours ce projet. Activera, activera pas ? Rappelons-le, le pouvoir a louvoyé pendant des mois laissant les organisations de journalistes sur leur faim, en prenant soin d'éviter de présenter sa stratégie et son agenda quant à une quelconque réforme ou à une possible activation des décrets-lois 115, portant sur un nouveau code de la presse beaucoup plus favorable aux libertés que celui de Ben Ali et 116, appelant à la création de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica). Objet d'une discorde, cette loi confie à une structure indépendante le droit d'opposer son véto quant à la nomination d'un dirigeant à la tête de médias publics. D'autre part, aucune TV ou radio ne peut plus bénéficier d'une quelconque gratification, qu'elle fasse preuve d'allégeance au pouvoir ou pas. Face à ce mur de silence, l'Inric avait préféré mettre fin, en juillet dernier, à sa mission. Mais les interrogations de la profession focalisent aujourd'hui sur le flou qui entoure le contenu du communiqué de la présidence du gouvernement publié hier en fin d'après-midi. Son public cible serait-il, comme le suggère Zied El Hani, membre du Snjt, l'opinion internationale qu'on veut convaincre d'une démocratisation du champ médiatique tunisien? «Faut-il attendre six mois encore ?» «Le communiqué officiel est dilué dans une littérature qui le rend très peu précis. D'autre part, le gouvernement avait décidé il y a une semaine d'activer l'article 116 mais sans préciser de date autour de ce projet. Faut-il attendre six mois encore ?», insiste Néjiba Hamrouni, présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens. Directeur du Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs et professeur à l'Institut de presse, Abdelkérim Hizaoui s'étonne qu'on évoque le décret 115, beaucoup moins polémique que le 116 avec autant de retard. « Pourtant en gros l'esprit du 115 tend à améliorer la pratique journalistique et à élever le niveau moral et professionnel des journalistes, notamment en assurant leur intégrité physique, en leur permettant de protéger leurs sources et d'accéder à l'information tout en interdisant le plagiat et la publicité déguisée. Les dispositions relatives au dépôt légal et à l'attribution de la carte de presse sont purement techniques. Point de politique ici !». Et au professeur Hizaoui d'ajouter : «Reste l'article qui interdit l'exploitation des lieux de culte à des fins de propagande partisane. Celui-là peut poser problème pour le pouvoir dominé par le parti islamiste Ennahdha. Or cette disposition existe dans d'autres lois faisant référence à la gestion des lieux de culte». «La loi 116 engage plus le gouvernement» Larbi Chouikha, ancien membre de l'Inric et professeur à l'Institut de presse, regrette qu'on ait perdu tout ce temps avant de décider d'appliquer ces lois. «Le vide juridique a entraîné des dérapages, un vrai gâchis : des nominations à la tête des médias publics en contradiction avec le principe de l'indépendance de ces structures, création illégale de nouvelles télés, incursions physiques dans les rédactions...». Mais finalement activera ou n'activera pas ? s'interrogent encore et toujours les professionnels. La réponse nous vient du ministère des Droits de l'homme et de la Justice Transitionnelle. Chekib Derouiche, membre du cabinet du ministre Samir Dilou, porte-parole du gouvernement, affirme : «Nous avons beaucoup plus insisté sur le décret-loi 116 parce qu'il engage en profondeur le gouvernement : de nombreuses dispositions accompagnent la mise en œuvre de la Haute instance indépendante de l'audiovisuel (un budget, un local...). Nous savons tous par ailleurs que la loi 115 est déjà appliquée par plusieurs tribunaux. Nous avons accompli des avancées énormes par rapport à il y a quelques mois, lorsqu'on parlait de remettre ces lois sur la table de la négociation et de se référer à l'Assemblée constituante pour réorganiser le secteur des médias. C'est officiel les décrets-lois seront très bientôt activés». Rien ne sera plus comme avant le jour où ces deux documents, qui semblent par ailleurs perfectibles selon plusieurs témoignages, entreront en vigueur. Petit à petit les anciennes pratiques d'ingérence dans la marche et dans la ligne des médias publics disaparaîtront. On aura signé à ce moment-là un vrai engagement dans le mouvement démocratique... Ingérence française M. Rafik Abdesslem, ministre des Affaires étrangères, a affirmé, hier, sur les ondes de Mosaïque FM, qu'il a convoqué l'ambassadeur de France à Tunis pour lui faire part de la protestation des autorités tunisiennes contre sa visite au siège du Syndicat national des journalistes tunisiens et son soutien à la grève. Le ministre des Affaires étrangères s'est indigné contre ce qu'il considère comme une ingérence dans les affaires du pays. «Il y a des lignes rouges à ne pas dépasser», a notamment déclaré à ce propos Rafik Abdesslem.