Ettore Labbate est originaire d'Ugento (Pouilles) en Italie. Il a étudié les Lettres classiques à l'Université de Padoue et s'est établi ensuite à Caen. C'est à l'Université de Caen qu'il a consacré sa thèse de doctorat au poète baroque Giacomo Lubrano (1619-1693), dont il a publié récemment la traduction d'un choix de sonnets, La voix dans le vide. Sonnets de Giacomo Lubrano, Paris, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2009. Egalement écrivain, il collabore aux revues Résonances Générales, Grumeaux, Frictions, Lo Scirocco. C'est en mars dernier, à l'occasion du colloque «Ecrire le silence», organisé par le Département de Langue et Lettres françaises de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Kairouan, que nous nous sommes rencontrés. Dans votre thèse, dans vos communications académiques et dans votre savoureuse traduction, vous semblez vouloir lever le voile sur Giacomo Lubrano, poète oublié pendant plus de trois siècles. Pourquoi cet intérêt ? Qu'est-ce qui vous retient dans l'œuvre de cet auteur ? Le langage de Giacomo Lubrano est un langage que je ne saisis pas, que je ne peux pas saisir, et c'est justement parce que son langage m'est insaisissable qu'il me retient, qu'il me saisit. Il serait donc plus juste de dire que j'ai été saisi par l'œuvre de ce poète, à savoir que, en le lisant, je n'ai pas pu faire autrement que de m'y enliser, étant retenu et aveuglé par un style qui m'a paru d'emblée étrangement familier à mon propre style d'écriture. Ma traduction ne fait que transposer cette expérience de lecture, cette expérience de re-tension : elle ne prétend lever aucun voile ni transmettre aucune vérité définitive, ma traduction de Lubrano est l'expérience d'une tension, une expérience d'écriture, une expérience poétique : une tentative non pas d'écrire ou réécrire une œuvre mais une tentative de m'y inscrire avec ma propre écriture. J'entends en effet tout travail d'écriture non pas comme acte mimétique ou imitatif d'un modèle, d'un original, d'un «réel» à recopier, mais plutôt comme perte de toute imitation possible, comme perte philologique de l'original, la mesure de la distance irréparable et fructueuse entre modèle et copie. Comme dit Nietzsche, la littérature commence par la crise de la philologie. Traduire Lubrano aujourd'hui rentre dans le cadre de cette crise du texte, car Lubrano lui-même ne cesse de questionner la poésie, de se questionner sur le travail de la création poétique. J'ai donc voulu le traduire pour faire perdurer un questionnement que ce poète baroque, comme d'autres poètes avant lui et après lui, tous poètes de la «modernité», ont su soulever, retenir, tendre. Qu'est-ce qui caractérise le baroque de Lubarno par rapport à celui des baroques italiens ? De même, qu'est-ce qui caractérise le baroque italien des autres baroques européens? Le «baroque» est une notion complexe, à plusieurs reprises redéfinie par la critique depuis plus d'un siècle. On aurait plutôt tendance aujourd'hui à renoncer à une définition unitaire de «baroque», préférant se tenir au sens étymologique, et insaisissable, du mot (le portugais «barroco» voudrait dire «perle irrégulière»). De manière générale, on peut dire que dès la fin du XVIe siècle et tout au long du XVIIe, en Italie d'abord et, par la suite, en Europe, s'exaspère la «crise» des res (le réel n'étant plus «fini», «parfait», mais infini, vide, insaisissable) se séparant des verba (les «mots», dans notre cas le langage poétique, ne pouvant plus «imiter», représenter ce réel, au sens où l'entendait Aristote, et ne pouvant donc que représenter cette irréalisation permanente). Lubrano est considéré comme le dernier représentant du baroque italien, à savoir comme le poète qui a poussé à l'extrême cette séparation entre les mots et les choses. Pensez-vous que le travail académique et la traduction littéraire soient compatibles ? Laquelle des deux activités préférez-vous ? Tout travail d'écriture, en ce qui me concerne, qu'il soit académique, à savoir centré sur la recherche et la formulation d'un savoir dit scientifique, ou qu'il soit plus explicitement créatif ou, si l'on veut, poétique (c'est le cas de la traduction ou de l'écriture littéraires), dépendent d'un même constat, répondent à une même conscience, qui est celle de la crise du savoir ou, en d'autres termes, de l'omniprésence de la fiction. Toute science doit savoir dégager une poétique, et la poésie doit rester, scientifiquement, critique. Je ne distingue donc pas le travail académique de la traduction littéraire : il s'agit là de deux aspects relevant de la même attitude critique, créative et récréative, qui est celle inhérente à toute forme représentative du langage. Faute de pouvoir saisir le réel une bonne fois pour toutes, d'arriver à une vérité définitive, d'«imiter» le monde, tout est toujours représentation, à savoir acte poétique inimitable : tout doit l'être, rien ne peut y échapper. Comme disaient les baroques, en reprenant une phrase célèbre du Tasse, rien n'est plus vrai que la fiction. La traduction est fiction, le travail académique est fiction, toute création est fiction : la fiction est ce qui peut nous sauver de la vérité. Vous-même poète, comment envisagez-vous l'acte de traduire ? Est-ce que cela a été aisé pour vous de passer de votre langue, l'italien, au français devenu votre langue d'adoption et de prédilection ? Toute langue m'est étrangère, et cette étrangeté m'est familière. Quand je lis Lubrano, ou de la poésie italienne, je ne lis pas des textes écrits en italien : il s'agit de textes qui, à partir d'une langue commune, d'un code collectif de communication, inventent un nouveau langage, dépassent ce code, réinventent la langue. Je me confronte à cette étrangeté du langage poétique, qui remet en cause même une langue maternelle, pour traduire. Et c'est de la même manière que j'appréhende le français : il ne m'intéresse qu'en tant que langue étrangère, langage immatériel que je ne maîtrise pas, présence d'altérité, mise à distance de toute affection. La traduction permet ainsi de concentrer le travail d'écriture autour de la question du langage en tant qu'altérité : c'est penser le langage, penser «en» langage, réapprendre sans cesse à parler. C'est se familiariser avec l'autre. Vous avez noirci de nombreuses pages à Kairouan, écrit notamment, dans vos cahiers, maints poèmes. Permettez-nous de citer quelques-uns de vos vers: tu m'as laissé des signes les lettres d'un alphabet nouveau je dois réapprendre à marcher je dois réapprendre à parler — à celle que j'ai vue de mes yeux et que mes yeux oublient l'image à présent disparue le toucher d'une main tout se perd est distant invisible distance d'un pays où tu as cru être né où tu as cru pouvoir vivre aimer pouvoir mourir à Kairouan Et plus loin : je n'habite plus à Kairouan, j'ai habité Kairouan, elle m'a habité, elle m'habite encore (c'est un fantôme — où se cache-t-il ? Qu'est-ce qui vous a si touché à Kairouan pour vous dicter ce qui précède, qui ne peut pas ne pas interpeller le lecteur, certes tunisien, mais aussi français et francophone ? J'ai composé ces vers après avoir quitté Kairouan où je séjournais pour le colloque «Ecrire le silence» : ils tentent sans doute de mesurer une étrange familiarité dans laquelle ils ont été inscrits et dictés… Je peux parler de mon métier d'écrivain, mais je ne peux pas parler de mon écriture… c'est déjà écrit ! Veuillez donc m'excuser si je me permets de ne rien ajouter à ces vers que vous citez : ces vers sont aujourd'hui la seule réponse que je puisse formuler à votre question.