Par Azza FILALI Madame, vous écrire m'a paru être le devoir élémentaire d'une citoyenne tunisienne. Vous avez traversé l'une des pires épreuves que la vie peut réserver: perdre l'homme qu'on aime dans d'horribles circonstances. Assister à sa mort quasiment en direct. Passer, en quelques minutes, d'une journée qui s'annonçait banale, à un drame épouvantable où la vie bascule. Je vous revois à la clinique, les vêtements tachés du sang de Chokri ; déjà, vous étiez debout. A l'annonce de sa mort, vous avez eu ces mots : «Nous devons réagir à sa mort par l'esprit et non par la violence.» Dans votre immense malheur, vous avez su demeurer réactive. Durant la journée grandiose du 8 février, vous nous avez donné l'image d'une femme debout. A la sortie de la dépouille de la maison de la culture de Djebel Djelloud, c'est vous qui avez exhorté au calme la foule rassemblée ; vous disiez : «C'est ce qu'aurait souhaité Chokri, soyons dignes de ses attentes.» De Djebel Djelloud au cimetière, sur une route noire de monde, vous avez pris place avec votre fille à bord du véhicule militaire, aux côtés de la dépouille. Au fil du chemin, vous leviez le bras, brandissant le V de la victoire. Devant la mer humaine qui s'étendait tout le long du trajet, vous avez lancé : «Comme elle est belle la Tunisie !» Vos mots, ces images ont ouvert une page nouvelle dans l'histoire de notre pays et vous êtes la femme qui a écrit, dans la souffrance, cette nouvelle page. Sur chacun des visages de ce million de Tunisiens, venus spontanément au Djellaz, il y avait un peu de votre visage et l'ineffable mélange de souffrance et de gravité qui vous habitait. A l'heure du dernier voyage de votre compagnon, vous avez trouvé le courage de placer au-dessus du malheur qui vous frappait, votre espérance en la victoire de la liberté. Au journaliste qui vous interrogeait, vous avez répondu, tête haute : «C'est en Chokri que je puise mon courage» ; quelle plus belle preuve d'amour peut-on donner à un être ! Un amour plus fort que la mort, plus fort que les attentats et leurs ignobles commanditaires, un amour qui unit le disparu et la cause pour laquelle il a vécu. Vous avez dit : «Je poursuivrai son combat» et dans votre voix résonnait une détermination tranquille et irréversible. Vous avez donné à la Tunisie l'image d'une femme hors pair, d'une citoyenne exemplaire. Vous nous avez donné à tous une leçon d'héroïsme et d'abnégation. Soyez sûre que la leçon a été bien reçue. Du nord au sud du pays, la mort de Chokri Belaïd a indiqué le niveau de conscience du peuple tunisien, contre tous les faux endoctrinements qu'on prétend lui greffer. Et quel niveau de conscience, de courage et de responsabilité pourrait égaler le vôtre ? Permettez-moi, madame, de vous exprimer l'indéfectible respect que je vous porte.