Ne dit-on pas que les artistes sont ceux qui ont su rester enfants ?*La session 2013 du festival de Hammamet n'a pas été des plus faciles. Elle a connu deuil national, reports et annulations, et même interpellation des artistes de l'avant-dernière soirée, les rappeurs Weld el 15 et Klay BBj, en plein concert et sans motif particulier. Tout cela a été balayé par le concert de clôture, une rencontre musicale belgo-palestinienne, née sous le signe de l'inattendue et nommée Al Manara. Une exposition et un message Avant d'arriver au mets principal de la soirée, Dar Sebastian a accueilli le vernissage de l'exposition « 25 portraits de créateurs au cœur de la réalité palestinienne » de la photographe belge Véronique Vercheval. Ses visites régulières en Palestine lui ont permis de saisir l'ampleur de la souffrance des Palestiniens, mais surtout la force de leur résistance, qui prend de plus en plus une forme artistique. Les créations investissent la rue, s'adaptent à un espace sans cesse envahi par les colons et collent au quotidien des gens. Tags, théâtre et même de la musique dans les check-points... « Et nous, nous aimons la vie autant que possible », peut-on lire à travers chaque portrait réalisé par Vercheval, parmi lesquels celui du maître de ces mots, le poète Mahmoud Darwish. En noir et blanc pour la plupart, ces photographies sont réalisées avec amour, captent des moments de réflexion, d'échange et d'humanité, de personnages qui bravent l'interdit imposé par les colons et font du rêve d'un quotidien meilleur une réalité. Ils viennent de différentes régions et générations et chantent, dansent, réalisent ou font de la recherche. Ils font que le cœur de la Palestine bat encore au rythme de la vie. C'est ce que Véronique Vercheval a voulu montrer de ce peuple dont l'image est souvent réduite à la souffrance. Naissance d'un projet Son projet est le fruit d'une collaboration belgo-palestinienne, la même qui a enfanté Al Manara, œuvre musicale conçue par le Belge Eloi Baudimont et le Palestinien Ramzi Abu Redwan. Ce dernier — dont la photo alors qu'il avait à peine huit ans, une pierre à la main pendant la première Intifadha en 1987, a fait le tour du monde — a grandi pour devenir Al Kamandjati, un talentueux musicien et compositeur installé à Ramallah, qui milite pour apprendre la musique aux enfants des camps. Il a rencontré Eloi à la Place Al Manara à Ramallah et ils ont donné ce nom à leur projet où fusionnent musique occidentale et rythmes orientaux. A leur image et à l'image de leur rencontre, Al Manara s'adresse à l'humain, à l'universel pour être un fil et un message de paix, auquel ont participé des musiciens de différentes nationalités, dont le Tunisien installé en France, Zied Ben Youssef. A son tour, Cécile Delbecq vise l'universel avec son texte théâtral Hêtre, interprété sur scène juste avant Al Manara par les deux comédiennes tunisiennes Souhir Ben Amara et Aïcha Benahmed. Elles se donnent la réplique, la première dans la peau d'une adulte, la deuxième dans la peau d'une enfant, l'enfant Hêtre, dont les rêves se sont évaporés et dont l'image et le souvenir s'éloignent de plus en plus de l'esprit de l'adulte qui l'habite. Ce n'est pas un procès qu'intente l'une à l'autre, ni une confrontation; c'est un échange doux-amer entre deux êtres que tout semble séparer. Cécile Delbecq demande à chacun ce qu'il a fait de l'enfant en lui. Elle a voulu pousser l'expérience plus loin en la tunisifiant en quelque sorte. Elle a intégré des mots en arabe dans son texte où Hêtre, en grandissant, devient vendeuse dans une librairie à la Place Barcelone à Tunis, habite la banlieue avec son mari et ses deux enfants. Place à la musique Avec l'arrivée de la troupe Al Manara sur scène, Cécile Delbecq est parmi eux, elle va lire les poèmes de Darwish traduits en français. En face d'elle, le chanteur palestinien à la voix limpide, Mondher Alrae. Il a commencé par interpréter le mouwachah Belladhi askara, réarrangé comme un dialogue entre les instruments de la fanfare (saxophone, alto, baryton, contrebasse, basse, accordéon) et les instruments orientaux (bouzouk, nay, oud, percussions). Une entrée en matière qui a mis l'eau à la bouche du public qui en redemandait déjà. La suite est arrivée avec Baghdad, une composition coécrite par Eloi Baudimont et Ramzi Abu Redwan en hommage à la ville sinistrée par la guerre. La musique a ensuite accompagné une récitation du poème de Darwish «Et nous, nous aimons la vie», servi dans une excellente traduction. Le morceau d'après s'intéresse à un élément qui rejoint le phare et pour lequel cet édifice a existé : la mer. Les plages de Palestine sont parmi les plus belles du monde. Elles sont aussi rêvées mais difficiles à atteindre pour beaucoup de Palestiniens à cause de l'occupation. Pour cette mer, pour celle de la Tunisie et de la Belgique, le titre Bahar a eu une résonance particulière sur la scène de l'amphithéâtre de Hammamet, lui-même donnant sur la mer. Celle de l'espoir de la paix, encore lointain... Les mots de Darwish ne sont jamais loin. «Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie», lit encore Cécile Delbecq, puis «Attends-la», où l'amour devient rituel, comme une prière, dont l'appel a été donné par la voix de Mondher Alrae. Le concert a été meublé par de nombreux solos applaudis par le public. Un deuxième morceau coécrit a suivi, intitulé Raja inattendue, avant de clore avec Sodfa, composé par Ramzi Abu Redwan pour l'enfant qu'il était, obligé toujours de courir, sans s'arrêter même pour respirer, pour fuir les tirs des soldats palestiniens. C'est grâce à cet enfant qu'il est ce qu'il est aujourd'hui et il est toujours présent en lui, dans son sourire, dans son côté rêveur et dans sa générosité. Ne dit-on pas que les artistes sont ceux qui ont su rester enfants ? En tout cas, c'était de la grande musique que cet enfant de la Palestine nous a servie avec ses amis. Après avoir salué le public, ils leur ont offert un morceau supplémentaire avant de quitter la scène sous les applaudissements. Après Hammamet, Al Manara sera la semaine prochaine à Tournai en Belgique pour le Festival des rencontres inattendues, et, en septembre, à la fête de l'Humanité en France. Deux concerts déjà sold out. Bon vent !