Lauréate du prix Nobel de littérature 2013, Alice Munro est la grande dame des lettres canadiennes anglophones. Auteure de quatorze recueils de récits courts, Munro a redonné son titre de noblesse à la narration brève qui tend à disparaître au profit du roman. «Unerhörte Begebenheit» (un événement inouï), c'est en ces termes que Goethe définissait la nouvelle, genre qu'il aimait ranger du côté de la «littérature d'étonnement». Pour Lukacs, le grand critique marxiste, la nouvelle était la « plus artistique des formes narratives ». En attribuant cette année le prix Nobel de littérature à la nouvelliste canadienne Alice Munro, l'Académie suédoise vient de consacrer, à son tour, la nouvelle comme un genre majeur, même si cette forme est un peu délaissée aujourd'hui par les auteurs. Pour les beaux yeux du roman qui domine la vie littéraire internationale. Auteure de quatorze recueils de nouvelles, la lauréate du prix Nobel 2013 s'inscrit, elle, dans la glorieuse tradition de la fiction brève. Un genre qui a connu sa principale période de floraison grosso modo entre le début du XIXe siècle et la fin de la Seconde Guerre mondiale et dont les grands maîtres ont pour noms Goethe, Flaubert, Maupassant, Gogol, Tchekov, Tourgueniev, Henry James, Edgar Allan Poe, Mansfield, Thomas Mann, Kafka, Faulkner, Borges... «Maître contemporain de la nouvelle» Tout comme ses illustres prédécesseurs, Munro a été tentée, elle aussi, par le roman. «Pendant longtemps, j'ai pensé, a-t-elle déclaré au New Yorker, qu'écrire des nouvelles était une forme d'entraînement, en attendant que je trouve le temps pour écrire des romans.» Elle croyait qu'elle ne serait pas prise au sérieux tant qu'elle n'aurait pas écrit de roman, avant de se rendre compte que c'est la forme brève de la nouvelle qui correspondait le mieux à son génie. Et quel génie ! Munro a été comparée à Tchekov à cause du regard compatissant qu'elle porte sur la vie et les êtres. Le jury Nobel ne s'est pas trompé en la désignant comme «la souveraine de l'art de la nouvelle contemporaine». Ses nouvelles ciselées, ancrées dans l'univers de la campagne canadienne où l'écrivain a grandi et où elle continue de vivre à 82 ans, peuplées d'hommes et de femmes «ordinaires» dont Alice Munro excelle à révéler les abîmes intérieurs et le désespoir avec une empathie teintée d'humour, témoignent de son talent d'observatrice et de conteuse subtile. Un talent que la grande dame des lettres anglophones canadiennes a su perfectionner et renouveler tout au long de sa carrière longue de quarante ans, comme ses lecteurs ont pu le constater en plongeant dans Fugitives et Trop de bonheur (L'Olivier), les derniers recueils de nouvelles de Munro traduits en français. Une enfance rurale Née Alice Anne Laidlaw en 1931, à Wingham, dans la province canadienne de l'Ontario, la future lauréate a grandi dans une ferme, à la lisière de la ville. Son père élevait des renards et des volailles et sa mère était institutrice. Cette enfance rurale n'a pas été heureuse à cause de la maladie de sa mère atteinte d'une forme grave de Parkinson, alors qu'Alice n'avait que dix ans. Pour fuir la tristesse qui régnait alors à la maison, celle-ci se réfugia dans les livres. «Les livres me paraissaient magiques», déclarera-t-elle plus tard, devenue adulte. C'est de cette époque que date son ambition de devenir écrivain. Sa première nouvelle parut dans un magazine universitaire en 1950, alors qu'elle était encore étudiante à l'université de Western Ontario. Des récits ancrés dans la vie simple Les années 1950 et 1960 sont les années d'apprentissage de l'art et la manière de la nouvelle. Munro a raconté que le choix de ce format bref lui a été imposé par les circonstances de la vie dans lesquelles elle s'est retrouvée pendant cette période. Elle s'était mariée en 1951 à James Munro, un camarade d'université. Les maternités se suivent et se ressemblent. Elle écrivait pendant que les enfants dormaient et pendant qu'elle ne travaillait pas à la librairie qu'elle avait ouverte avec son mari. La nouvelle était la forme d'écriture la plus adaptée au peu de temps libre dont elle disposait à l'époque. Dance of the happy shades (La Danse des ombres heureuses, Rivages), le tout premier recueil de nouvelles signé Alice Munro, paraît en 1968. Sa réception est difficile, même si le volume vaut à son auteur le prix littéraire prestigieux du gouverneur général du Canada. Dans ces années-là, les femmes canadiennes n'avaient pas beaucoup de visibilité sur le plan littéraire. Leur émergence dérangeait, comme en atteste le titre condescendant d'un des articles de l'époque consacrés aux nouvelles de Munro : «Une femme au foyer trouve le temps pour écrire des nouvelles» ! Il faudra attendre les années 1980 pour que les livres d'Alice Munro trouvent leur public. Entre 1968 et 2013, celle-ci a publié en tout une quinzaine de recueils* dont le lectorat n'est pas limité aujourd'hui aux frontières. Ces récits, ancrés pour l'essentiel dans la vie simple du comté de Huron, en Ontario où leur auteur a vécu quasiment toute sa vie, sont appréciés autant pour leur écriture réaliste que pour leur déploiement psychologique qui a des résonances pour les lecteurs du monde entier, confrontés chacun dans son coin aux complexités de l'existence contemporaine. L'attribution du prix Nobel de littérature cette année à Alice Munro est la reconnaissance de cette dimension internationale de son œuvre trop longtemps réduite à sa composante locale.* Alice Munro en traduction française : La Danse des ombres heureuses (Rivages), Les Lunes de Jupiter (Albin Michel), Amie de ma jeunesse (Albin Michel), Secrets de polichinelle (Rivages), L'Amour d'une femme honnête (Rivages), Un demi-pamplemousse (Rivages), Trop de bonheur (L'Olivier), Fugitives (L'Olivier), Un peu, beaucoup, pas du tout (Rivages).