Dans le parcours de l'intellectuel tunisien, il semble qu'il y ait comme un détour obligé, sans lequel il manque quelque chose d'assez essentiel : celui qui le mène du côté de la poésie antéislamique. Et cela indépendamment même de l'emblème que certains ont fait de cette poésie en agitant, plus ou moins frénétiquement, l'étendard de l'arabité. Un tel détour est à notre avis heureux, car il nous permet de porter en nous la mémoire d'une réalité à partir de laquelle la civilisation à laquelle nous avons pris part prend un sens qui ouvre vers des horizons vastes. Les poèmes des Antara Ibn Chaddad et autres Imrou'l qays, dans la singularité de leur langue chargée d'images et de métaphores, racontent une réalité à l'intérieur de laquelle l'individu est volontiers ami des étendues désertiques sauvages: il y mène une existence affranchie des contraintes morales et de cette inhibition que suscite en l'homme la peur de la conséquence de ses actes. Ces poèmes nous renvoient à un type d'individu dont l'action est surtout déterminée par la beauté du geste, comme peut être beau le vol d'un oiseau de proie dans le ciel, la course d'une gazelle, l'allure d'un destrier ou l'immensité du ciel étoilé. L'expérience historique, qui vient après, peut se lire comme l'arrivée d'une civilisation qui met un terme à cette existence naïve et qui va soumettre l'homme à la police de sa propre conscience. Mais en fait, il y avait bien chez les Arabes de cette époque des coutumes anciennes et, avec elles, tout un système de croyances par quoi on tentait de susciter chez l'habitant la crainte de certains tabous en jouant sur son imagination. Or, c'est aussi à partir du fait de ces coutumes anciennes qu'on peut organiser la lecture de la période qui suit, et cela pour y reconnaître une volonté de déplacer vers le niveau de l'universel le lieu de l'autorité des règles qui gouvernent la vie de l'homme… Avec cependant tous les attributs qui sont traditionnellement ceux de cette autorité et sans lesquels l'habitant risquerait de ne pas la reconnaître comme telle et, par conséquent, de retomber dans l'ordre ancien. Ce qui signifie que la sortie de la période préislamique n'avait pas pour signification de soumettre la vie libre des Arabes de l'époque à une existence désormais «civilisée» et entièrement régie par des mesures codifiées, d'en faire des individus dociles, mais au contraire de les affranchir de l'autorité de leurs coutumes ancestrales et de les ouvrir à un espace plus large, celui de l'univers entier et de sa diversité. Il est vrai que la liberté de l'homme, dès lors qu'elle se trouve ainsi dans l'élément de l'universel, cesse d'être une liberté naïve et flamboyante : elle est désormais habitée par le souci du monde. Un souci qui n'a rien à voir avec la crainte de son propre sort, ni de son salut tout personnel. C'est une liberté pour laquelle le souci du monde et de l'autre — le lointain pas moins que le prochain — prend le pas sur le souci de soi ou, disons, qu'il se confond avec le souci de soi… En quoi d'ailleurs s'affirme véritablement cette part de divin qui habite l'homme. La conception légaliste de la religion ne saisit pas le sens de ces choses quand elle cherche, non à ouvrir la liberté «primitive» de l'homme à l'espace de l'universel, mais à rogner cette liberté, à l'amputer comme s'il s'agissait de quelque chose de mauvais. Elle ne se doute pas – ou peut-être se doute-t-elle – qu'en agissant de la sorte elle coupe le germe à partir duquel se développe, dans toute sa profondeur suave, l'expérience spirituelle de l'homme.