Par Hmida BEN ROMDHANE La haine mutuelle que se vouent Saoudiens et Iraniens a des racines religieuses, certes, mais elle se nourrit à longueur d'année de la rivalité des deux pays et leur course effrénée vers la conquête de zones d'influence et de positions stratégiques dans cet espace bouillonnant qui s'étend du Golfe à l'Afrique. Inutile de préciser ici que la violence extrême qui sévit aujourd'hui en Irak et en Syrie, et même les attentats qui, de temps à autre, ensanglantent le Liban, s'expliquent dans une large mesure par cette rivalité tous azimuts où tous les coups sont permis. Il n'est nullement exagéré de dire que des milliers de morts irakiens et syriens sont victimes du bras de fer infernal auquel se livrent Iraniens et Saoudiens loin de chez eux. En d'autres termes, depuis quelques années, ceux-ci sont engagés dans une lutte à mort par Irakiens et Syriens interposés. L'Arabie saoudite sait parfaitement bien que le déséquilibre des forces lui interdit de s'engager directement dans une guerre avec l'Iran. D'où les efforts intenses de lobbying pendant des années aux Etats-Unis pour convaincre la Maison-Blanche d'utiliser le prétexte du «nucléaire iranien» pour régler le compte de Téhéran une fois pour toutes. A ce niveau, et pendant des années, l'Arabie saoudite et Israël partageaient la même obsession anti-iranienne et déployaient les mêmes efforts d'intense lobbying dans l'espoir de voir l'armée américaine bombarder Téhéran. Cet espoir était brutalement déçu le jour où les pourparlers, menés en catimini depuis des mois par les Américains et les Iraniens, étaient rendus publics. On se rappelle l'hystérie dans laquelle était entrée la diplomatie saoudienne, au point de menacer de mettre fin à sa relation stratégique avec Washington et de chercher d'autres alliances. L'hystérie a même poussé la diplomatie saoudienne à prendre des décisions futiles comme celle de refuser le siège de membre du Conseil de sécurité de l'ONU, siège qu'elle a pourtant peiné pour l'avoir. Mais après les accès de colère, les déclarations intempestives et les décisions contre-productives, l'Arabie saoudite semble avoir décidé de suivre la voie de la rationalité et du réalisme, une tendance qui se confirme au fil des jours. Tout d'abord, Ryadh maintient sa relation privilégiée avec Washington, et tout porte à croire que l'accord stratégique qui lie les deux pays ira tranquillement jusqu'à son échéance en 2066. Ensuite, l'Etat saoudien tourne le dos aux jihadistes de Syrie qu'elle a financés et mis sur la liste des organisations terroristes les Frères musulmans qu'elle a soutenus. Enfin, et c'est un pas que personne n'attendait de sitôt, elle tend la main à son ennemi irréductible, l'Iran. En effet, le chef de la diplomatie, Saoud Al Fayçal, a surpris tout le monde mardi en invitant son homologue iranien à visiter Ryadh. Ce changement d'attitude des autorités saoudiennes envers leur ennemi irréductible prouve avant tout qu'elles ont pris conscience des dangers que court le royaume du fait de la déstabilisation à grande échelle de la région du Golfe-Moyen-Orient. L'Arabie saoudite a contribué sans aucun doute à cette déstabilisation par son implication dans les conflits en Syrie et en Irak. Il semble que le royaume wahhabite a pris conscience qu'il a été très loin dans son soutien aux groupes terroristes violents, que le régime syrien n'était pas cette proie facile tel qu'on l'imaginait en mars 2011 à Ryadh, Ankara et Doha, et que le terrorisme en Irak, s'il a franchi hier les frontières pour s'installer en Syrie, il pourrait aussi déborder du côté de la frontière saoudienne. Bref, Ryadh semble craindre l'effet boomerang de ce qu'il faut bien appeler son aventurisme débridé en Irak et en Syrie. Cela dit, les responsables saoudiens n'auraient pas invité le chef de la diplomatie iranienne s'ils n'avaient décidé de changer leur fusil d'épaule, s'ils n'avaient pas une nouvelle stratégie en tête. La pièce maîtresse de cette stratégie est très probablement la Syrie où l'avantage sur le terrain penche du côté des forces gouvernementales. Il y a quelques mois, les Saoudiens refusaient même la présence des Iraniens à la conférence de Genève qui avait réuni des représentants du gouvernement et de l'opposition syriens. Aujourd'hui, les Iraniens sont invités à Ryadh pour discuter de l'imbroglio syrien et de la manière de sortir de l'impasse. C'est dire l'énormité du changement intervenu dans la politique étrangère saoudienne. L'autre sujet qui donne des insomnies aux Saoudiens est le nucléaire iranien. Il n'y a pas longtemps encore, le royaume wahhabite ne voyait qu'une solution à ce problème : le bombardement des installations nucléaires iraniennes par l'armée américaine. Aujourd'hui, Ryadh semble avoir moins d'appréhensions vis-à-vis de ce problème et est prêt à en discuter avec Téhéran. Reste à savoir si les Iraniens sont prêts à collaborer avec l'Arabie saoudite pour trouver une solution au problème excessivement complexe de la Syrie, et s'ils sont capables de donner des assurances convaincantes aux Saoudiens quant à leur programme nucléaire. Les semaines qui viennent seront décisives pour la région en général et la Syrie et l'Irak en particulier. Il serait intéressant de suivre de près dans les jours et les semaines qui suivent l'attitude de la Turquie et du Qatar vis-à-vis de cette éclaircie dans les relations irano-saoudiennes.