Hôpital de Sahloul, 9 juin à huit heures du matin. Le soleil est déjà haut et les salles d'attente sont bourrées de monde ; des odeurs nauséabondes, de la poussière, du gris partout. Les mines tristes des malades et du personnel . Des gens qui viennent de loin et qui ont l'air déjà abattus, désespérés. Un vieil homme crie au téléphone : «on a refusé de me faire passer, on dit que le carnet a expiré depuis 2013»... J'essaye de trouver des repères, je trouve le guichet des inscriptions et renseignements où un employé indifférent tape sur son ordinateur, je me dis que c'est l'homme qu'il faut à l'endroit qu'il faut car pour servir autant de monde en étant seul, il doit avoir des nerfs d'acier. Je fais la queue tant bien que mal et tente de connaître mon tour par rapport à ceux qui étaient là avant. Quand, d'un coup, une dame surgit de je ne sais où ; me pousse, ainsi qu'une femme qui tenait un enfant souffrant par la main, donne son carnet et parle à l'homme au guichet. Je lui fais comprendre que nous étions là avant. Alors, elle sort de ses gonds et me fait sortir ce qu'elle a sur le cœur depuis au moins une décennie: elle était «personnel», que le personnel est prioritaire, que même les employés de la Steg ont l'électricité gratuite, qu'eux dans ces conditions de malheur, dans cette misère, n'ont rien. L'homme au guichet renchérit, «Le personnel est prioritaire», finalement, il n'était pas aussi indifférent qu'il le paraissait. J'insiste, même si on est prioritaire, on devrait s'excuser avant de passer, c'est la moindre des politesses. Elle répond : «Je n'ai pas à m'excuser» et elle me gratifie d'une série d'injures. Rien d'anormal dans tout ceci, j'ai l'habitude. J'ai l'habitude qu'on me dépasse, j'ai l'habitude de riposter, j'ai l'habitude des scènes, des injures, des mots blessants, de la petitesse des gens, de l'incivilité de mes concitoyens. Mais dans un hôpital aussi réputé que Sahloul qui draine tous les jours des milliers de malades et de souffrances du Sahel et des régions internes du centre du pays, avoir un personnel aussi acariâtre, rempli de haine et avoir une ambiance aussi macabre, me paraît intolérable. Pour être juste, je dois dire que dans nos hôpitaux, on rencontre aussi des personnes aimables et souriantes, prêtes à servir et aider et je pense que dans nos hôpitaux, il ne devrait y avoir de place que pour cette catégorie de personnes. Pour exercer un métier des plus nobles, il faut avoir la noblesse de l'âme, la générosité du cœur, la capacité de donner sans attendre rien en retour et d'aider sans conditions, ni réserves car on est là pour réduire la souffrance et non pas pour en rajouter. Ô combien de mots gentils, de sourires, de regards bienveillants ont su soulager bien des maux. En sortant de l'hôpital, je vois un vieil homme sur une chaise roulante, les jambes complètement atrophiées et sa femme habillée d'une «mélia rouge» qui tente d'arrêter un taxi. Il y a plein de taxis, mais aucun ne veut l'emmener. Chaque fois qu'elle disait qu'elle était avec le «vieux», le chauffeur faisait demi-tour et partait sans demander son reste. La femme lève les bras vers le ciel et crie : «Qu'a-t-on fait mon Dieu? Quel mal on a commis?». Son cri déchire l'espace mais ne vainc pas l'indifférence. La femme dit à son mari, l'homme sur la chaise roulante, lâché sur le trottoir comme une masse indésirable : «Allah ghaleb oulid ammi». Comme si la souffrance d'être privé de ses jambes ne lui suffisait pas, il lui fallait aussi subir cette injustice. Je tente ma chance, je prie un autre chauffeur de taxi de les emmener ; il me répond sèchement qu'il sait ce qu'il a à faire et me demande de fermer la porte de sa voiture. En partant, j'avais le cœur fendu. Impuissante, je n'ai fait que regarder. Je n'y pouvais rien face à tant de malheurs, tant d'injustices et tant de souffrances. Mais je me décide à écrire quelques mots, à être pour une fois la voix de cette majorité sans voix, à parler de ces gens, qui naissent, traversent la vie sur la pointe des pieds, meurent et subissent leur destin, les yeux remplis de tristesse dans l'indifférence de notre égoïsme.