Il faut être à l'intérieur de la scène politique pour évaluer la portée de ces alliances et considérer feu Brahmi comme une menace C'est comme aujourd'hui il y a un an que Mohamed Brahmi est parti. Il est parti sans que sa mort n'ait changé quoi que ce soit. Une mort brutale, si injuste, si choquante perpétrée sous les yeux de sa femme et de ses enfants, et qui n'a provoqué ni prise de conscience chez les uns, ni a été une source de remords chez les autres, ni un motif de changement pour les mêmes. L'enquête de son assassinat n'a pas abouti non plus. On ne sait toujours pas qui a désigné le député pour qu'on dirige sur lui un pistolet et quatorze cartouches. On dit que certains de ses assassins ont trouvé la mort à l'abri des regards et en dehors de la justice. La vérité, rien n'est clair. Pourquoi Brahmi a-t-il été tué ? On ne le sait toujours pas. C'est un nationaliste arabe. Le projet de société qu'il défend et son idéal politique ne sont pas très différents, avec quelques retouches, de ceux des islamistes. Il fait la prière avec la « Jamâa », le groupe à la mosquée, il a fait le pèlerinage à la Mecque, le jour de son assassinat, c'était Ramadan et il jeûnait, sa femme est voilée, il est père de cinq enfants. Qu'est-ce qui a pu signer son arrêt de mort ? Parce qu'en apparence Brahmi et sa famille menaient une vie pieuse et pratiquante, ils étaient conservateurs. Brahmi le politique n'est pas un laïc, et n'a jamais prétendu être le fer de lance des progressistes. D'après sa femme Mbarka Brahmi, interviewée précédemment, sa réponse à la question est la suivante : « Mohamed était le secrétaire général du Mouvement populaire (Haraket Echaâb) avant de démissionner. Certains dirigeants du Mouvement refusaient le rapprochement avec le Front populaire et préféraient faire alliance avec Ennahdha. Il a décidé alors de se retirer, un groupe important est parti avec lui pour créer le Courant populaire (Tayar Echaâbi). Mohamed a été éliminé à cause de son ralliement au Front populaire. Il n'est pas de leur intérêt que des forces se regroupent. Or Mohamed Brahmi défendait ce choix qu'il considérait comme national et décisif. Il faut savoir aussi que le front de gauche est décrit par Ennahdha comme un ramassis de gauchistes, mécréants, débauchés, soulards et de femmes dévoilées (âraya). Le ralliement d'un parti nationaliste, qui met en avant l'identité arabo-musulmane, ôtait tout crédit à ce genre d'accusations auprès de la rue tunisienne. C'est ce qui l'a tué ». Cette interview a été faite fin décembre 2013 par La Presse, l'avis de Mme Brahmi n'a pas changé depuis. Conclusion de ce qui précède : il faut être de l'intérieur de la scène politique, connaître le détail des manœuvres politiciennes pour évaluer la portée de ces alliances et considérer enfin feu Brahmi comme une menace. Les salafo-jihadistes connus pour leur «esprit pratique », avec toujours le doigt sur la détente, ne sont pas au fait de la chose politique, généralement ils n'y pigent rien, ni ne veulent s'encombrer l'esprit avec ces sornettes. Eux savent tuer, point. Qui leur a chuchoté dans l'oreille que cet homme est dangereux « pour eux » parce qu'il est devenu un maillon de liaison entre deux groupes politiques distincts : les panarabistes d'un côté et les courants de gauche de l'autre, que l'histoire politique du monde arabe a éloignés et rapprochés, mais qui pour l'heure en Tunisie ne sont pas les meilleurs alliés ? A cette question, l'enquête n'a pas avancé, c'est tout juste si on nous a montré quelques portraits d'une bande d'« exécutants », ensuite des « cercueils ». Des commanditaires, on ne sait rien, mystère, mystère.... Message à travers le ciel Depuis l'assassinat de Haj Brahmi, comme on aime l'appeler désormais, la situation a empiré dans le pays. Ceux qui osent dire non haut et fort, comme lui le faisait, vivent sous la menace de la liquidation pure et simple et la protection rapprochée. Ceux qui ont la charge de défendre le pays sont égorgés, brûlés vifs, offerts en offrande sur l'autel des vampires sortis tout droit de l'ère de la barbarie. Des agents sont morts, de la douane, de la garde nationale, de la police, de l'armée. Des jeunes gens à la fleur de l'âge, des pères de famille. Des vies fauchées et des foyers détruits dans une folie meurtrière qui s'est emparée de la Tunisie. Les Tunisiens vivent dans la peur de voir un autre homme, une femme, des résistants, quel que soit leur domaine d'activité, tomber sous les balles assassines et punitives. Nous nous réveillons chaque matin avec la frayeur d'assister à un nouveau massacre de soldats sur le front ouvert depuis longtemps, Chaâmbi. Depuis la mort de Brahmi, les ennemis de la nation semblent remporter une victoire après l'autre. Ils gagnent les villes, semble-t-il. Malgré tout cela, le pays résiste. Les Tunisiens n'ont pas baissé les bras, ni courbé l'échine, ni livré leur pays. La Tunisie résiste. Si on pouvait envoyer un message à Mohamed Brahmi, à travers le ciel, on lui dirait que « le pays résiste à l'image de Mbarka, votre femme, dont le courage et la fierté forcent le respect ». Ceci peut-être le sait-il déjà. Quant à la question écrite dans les yeux de ses enfants : « Qui a tué notre père » ? Il faudra bien que l'Etat tunisien y réponde un jour ou l'autre. En ce 25 juillet, paix à son âme.