Par Mounir BEZZARGA Dans son livre «Sybil or the Two nations» paru en 1845, le politicien britannique et futur Premier ministre Benjamin Disraeli mettait en garde ses compatriotes contre la grave fracture morale et sociale qui menaçait alors le pays. Aujourd'hui, la Tunisie est guettée par le même danger de la polarisation de la vie sociale, économique et politique, quoique dans des circonstances différentes de celles de la Grande-Bretagne du XIXe siècle. En effet, quatre années après une «révolution» qui généra bien des espoirs parmi la jeunesse de ce pays, force est de constater que la récupération de ce cet événement historique par les divers courants politiques, désormais en place, a sonné le glas de cet immense souffle porteur qui traversa une grande partie du monde arabe, suscitant çà et là autant d'espoirs que de déceptions. Si aujourd'hui plus de quatre millions d'électeurs refusent toujours de s'inscrire sur les listes électorales, bien des questions méritent d'être soulevées. D'autre part, ces lignes de fracture qui, désormais, lézardent le paysage politique et social de notre pays, mettent en exergue de façon criarde les divisions qui menacent le pays. Division entre Nord et Sud, Est et Ouest, Tunisie rurale et Tunisie urbaine, régions côtières et régions enclavées mais aussi entre riches et pauvres, conservateurs et laïques, hommes et femmes, terroristes et forces de l'ordre et bien d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer ici. Il va sans dire que ces divisions, loin d'enrichir les débats, actuellement en cours, les affaiblissent; pis encore, les exacerbent au point que l'assassinat politique, auparavant une notion lointaine, fait désormais partie du paysage politique tunisien. A l'heure où des millions de Tunisiens souhaitent la tenue d'élections législatives et présidentielle qui tourneront définitivement la page de la Troïka et de la très controversée ANC, d'autres continuent d'espérer l'avènement d'un messie sanguinaire, rédempteur à l'instar de Daech en Syrie, en Irak et, plus près de nous, en Libye. Beaucoup de nos compatriotes semblent ignorer que les urnes servent à choisir entre forces démocratiques et non parmi des barbus rétrogrades appelant à l'avènement d'un nouveau califat. Il est vrai que le paysage désolant offert par le pays à l'orée de cet An IV de la «révolution» bouazizienne que je qualifierais de révolution du feu ou « fire revolution », s'accorde bien avec la vision apocalyptique de pans entiers de forêts en feu. Le feu comme expiation de nos péchés ici bas, ou alors comme un signe de la colère de Dieu, je vous laisse le choix, sachant que la réponse la plus prosaïque reste sans doute la haine de certains pyromanes/ terroristes de cette terre qu'ils abominent autant que d'autres la chérissent. D'autres images de ce que certains ont qualifié de «descente aux enfers» de la Tunisie nous ramènent inéluctablement vers les grèves, sit-in et autres débrayages industriels qui continuent de saper la base économique de ce pays. Sait-on seulement que les différents prêts et dons contractés par notre pays jusqu'à ce jour n'équivalent pas une année de production de phosphates et de produits dérivés par la CPG et/ou GC ? La négligence coupable de la plus grande centrale syndicale du pays ainsi que la nonchalance tout aussi fautive de l'ANC et des différents gouvernements intérimaires y sont pour beaucoup dans la crise sans précédent que traverse notre pays. Impunément, ils ont laissé faire, mettant le sort de millions de nos compatriotes en danger. Sans doute, l'image insoutenable d'un pays devenu une vaste décharge à ciel ouvert constitue-t-elle le meilleur exemple de l'échec de vision environnementale réelle et de planification à long terme. Elle témoigne aussi de la mentalité de bon nombre de Tunisiens pour qui la pollution est le problème de l'autre. Les générations futures se rappelleront cet épisode avec l'amertume qui sied aux impuissants. Ces deux nations, pour reprendre l'expression de Disraeli, sauront-elles cohabiter sans s'entre-tuer à l'instar de ce qui se passe à nos frontières et au Levant ? Les prochains mois seront déterminants à cet effet. Sommes-nous condamnés à ne pouvoir faire «un peu mieux» qu'un pays sous-développé ou saurons nous édifier une nation digne de ce nom ? Vaste programme pour le prochain gouvernement / parlement et président de la République qui devront être à la hauteur des enjeux de l'heure et non de simples figurants souvent inféodés a des pays étrangers pour qui modernité et démocratie ne sont que des slogans creux. Loin de la rhétorique religieuse, la réunification du pays autour de projets porteurs censés apporter emploi, stabilité et sécurité à nos concitoyens est plus que jamais à l'ordre du jour. Les gouvernants issus des prochaines urnes devront s'y atteler sans perdre de temps.