Par Chedly BELHAJ Quand, fin 2011, la Révolution balaya le régime autoritaire et emporta ses hommes, un vent de civilité (respect des bonnes manières) et de civisme (dévouement à la collectivité) souffla sur la Tunisie, du Nord au Sud, et les gens se montrèrent respectueux, serviables et polis comme jamais auparavant, comme s'ils étaient purifiés de leurs mauvaises habitudes et manières qui s'étaient enfouies dans leur subconscient au point de devenir une seconde nature. Les Tunisiens se sont mis, du jour au lendemain, comme par magie, à respecter le feu rouge et autres signes de la prévention routière (stationnement, arrêt, sens interdits, etc.), à respecter la file devant les guichets, à se dire bonjour entre voisins et même entre inconnus, à se sourire, à céder la priorité et la place (et le siège) quand il faut, à ne pas créer des altercations et des accrochages pour un rien, et même, pour une certaine frange de la population, championne toutes catégories en la matière, à oublier les grossièretés et les gros mots, bref à devenir civilisés même si une bonne partie de la population n'a jamais cessé de l'être, faut-il le souligner. Les Tunisiens se découvrirent même de nouvelles qualités de ‘'gentleman'' comme la galanterie et la courtoisie. Pourvu que ça dure ! Tout le monde était à la fois surpris et content à tel point qu'un journal, ‘'La Presse de Tunisie'', enchanté par le cours des choses, prit l'initiative de lancer une sorte de concours à ses lecteurs et à tous les Tunisiens de dresser une liste des bonnes manières que le Tunisien devrait redécouvrir, ce qui revient à établir la liste des mauvaises manières et des réflexes qu'il fallait bannir de sa vie quotidienne avec pour date butoir la fin de l'année 2014. On croyait dur comme fer que la civilité était revenue et allait perdurer. Hélas, ce ne fut qu'un feu de paille et l'expression ‘'chassez le naturel, il revient au galop'' confirma sa validité intemporelle. Le civisme et les bienséances retrouvés disparurent comme ils avaient réapparu, très vite. De réponse à l'initiative de "La Presse'', il n'y eut point. Les mœurs varient en fonction du temps et de l'espace On enseigne en sociologie politique et en droit que les mœurs dans le sens de coutumes et d'usages, de règles, d'habitudes et de comportements collectifs ou individuels changent selon le temps et l'espace. Ce qui est acceptable à une époque peut ne pas l'être à une autre époque, ce qui est toléré en temps de guerre peut être interdit en temps de paix ou ce qui est valable ou acceptable dans un pays peut ne pas l'être dans un ou d'autres. Il nous est permis d'en déduire que les mœurs peuvent changer selon les circonstances. Pour revenir à notre cas de l'espèce, la question qui se pose est de savoir qu'est-ce qui a pu changer en si peu de temps pour que les Tunisiens reprennent leurs mauvaises habitudes aussi vite qu'ils les ont délaissées. Il ne faut pas être mage pour connaître la réponse: le peuple a chanté victoire trop tôt. La Révolution qui a été surtout l'œuvre des jeunes chômeurs, qu'ils soient diplômés ou non, a connu très vite des soubresauts, et fut secouée et même ballottée pour finir par être récupérée par des forces qui y ont participé de loin ou en tant que spectateurs mais pas en qualité d'acteurs. Les jeunes qui payèrent le prix fort en pertes humaines se retrouvèrent à nouveau écartés et victimes de la tournure des événements. Il ne resta guère que la force de protester, de contester et de réclamer justice comme ils le firent durant des années alors qu'aux mères des martyrs il ne resta que les yeux pour pleurer leurs martyrs avant de se reprendre et de réclamer justice à leur tour. Aujourd'hui, la fin de l'année 2014 s'approche à grands pas et l'initiative de l'établissement d'une liste des mauvaises habitudes à éliminer me revint à l'esprit. Où en est-on ? Le civisme et la civilité ne sont pas l'apanage des pays développés Il faut admettre que la civilité et le civisme, prescrits par notre religion, peuvent difficilement fleurir dans les sociétés instables ou inégalitaires. Quand le régime est autocratique ou totalitaire, n'hésite pas à recourir à la politique du bâton et que les lois ne sont pas ou plus appliquées, quand les institutions s'affaiblissent et tendent vers la déliquescence, quand l'ambiance est délétère et ne semble pas sortir de l'ornière, il faut s'attendre à un pourrissement général de la situation. Face à la baisse générale du niveau de l'enseignement transformant les écoles, les lycées, les collèges et les universités en fabriques de chômeurs plus ou moins instruits, et à l'affaiblissement et la ‘' décrépitude ‘'des institutions entraînant le rejet et la non-adhésion des administrés correspondent alors la baisse du respect des représentants de l'autorité à commencer par les instituteurs et les professeurs, passant par les fonctionnaires, finissant par les agents de sûreté et de façon générale de l'éthique et des valeurs, si ce n'est leur disparition progressive, d'un côté, l'augmentation de la violence dans tous ses aspects, la hausse de la délinquance, notamment juvénile, de par la croissance du nombre des exclus des écoles et la ‘'démission ‘' des parents, prémices et signes annonciateurs d'une explosion prévisible de la société, de l'autre côté. Cette explosion est précédée par un manque de confiance dans les structures de l'Etat et dans les dirigeants et un déficit dans le sentiment d'appartenance à la nation puis par une colère latente qui deviendra patente si rien n'est fait pour la résorber et l'éteindre, enfin par une contestation déclarée et des manifestations, des affrontements et des violences difficiles à contenir. Le pire est atteint quand le tissu sociétal et les masses populaires parviennent à la division entre favorables et défavorables au pouvoir. La situation est alors au bord de l'éclatement et de la révolte. Et la civilité et le civisme dans tout ça ? Il va sans dire que les valeurs morales sont au plus bas et la société menacée par la décadence. Les sentiments d'appartenance et de quiétude poussent au civisme et à la civilité A l'inverse de ce qui précède, c'est plutôt dans les sociétés démocratiques que se développent le civisme, la bienséance et le savoir-vivre. Pourquoi, va-t-on me dire ? Le respect des lois, de la justice, des droits fondamentaux de l'Homme, de l'égalité devant les textes et des chances, l'absence de la corruption, de favoritisme et de clientélisme ne peuvent qu'inspirer confiance et bien-être. Les gens se sentent à l'aise et s'épanouissent dans un climat de respect total et général. Ils n'ont pas besoin de perdre leur temps à courir d'une administration à l'autre pour retirer un papier ou obtenir un service auxquels ils ont droit sans avoir à insister pour ce faire ou recourir à la justice pour faire reconnaître un droit élémentaire. A l'opposé, les fonctionnaires, travaillant dans un cadre sain et motivant, n'auront pas, de leur côté, à se faire prier pour remplir convenablement leur travail et avoir recours à des entourloupettes et des subterfuges pour améliorer leur quotidien ou obtenir une promotion. Il en découle un fort sentiment d'appartenance à la société. Les procédures et les règlements étant appliqués, les droits étant reconnus et respectés dans une forte proportion (il ne s'agit pas d'être idéaliste et d'exiger la perfection), le respect des valeurs et le civisme ainsi que la civilité s'imposeront d'eux-mêmes. Maintenant que le régime tunisien est en voie de se démocratiser et de faire du respect de la voix et de la participation des citoyens un des piliers du système, il ne fait pas de doute que ces derniers n'auront plus de prétexte pour outrepasser ou contrevenir aux règlements et de contester le bien-fondé des décisions du gouvernement puisqu'ils y auront adhéré et même participé via leurs représentants au parlement. On est encore loin de donner une confiance sans faille et un blanc seing à nos députés mais on peut espérer y arriver peu à peu. Pour cela, il faut que certaines conditions soient réunies. Les conditions propices au civisme et à la civilité Que les dirigeants soient de bonne foi, compétents, nationalistes aimant avant tout la patrie, ayant le sens de l'écoute, imbus des vertus de la ‘'démocratie participative'', de la solidarité sociale et de la symbiose et de l'entente entre les différentes branches de la société. Mais il faut surtout que les premiers responsables, ceux qui détiennent le pouvoir soient des exemples et servent de modèles à suivre par tous les Tunisiens dans tous les domaines, notamment en matière de civisme. Que des réformes soient entamées sur le plan culturel et éducatif pour inculquer le sens civique et la civilité aux citoyens qui les ont oubliés ou jamais appris, en commençant par des cours sur le patriotisme en retraçant la longue et riche histoire de la Tunisie depuis sa création, en n'omettant et en ne faisant fi d'aucun fait ou événement politique important quel que soit son auteur, du simple moment qu'il soit tunisien ou qu'il se soit déroulé sur cette terre bénie des dieux. Enfin, il faudra revoir le système éducationnel et insister sur l'instruction civique et la discipline pour faire des nouvelles générations des citoyens aussi bien instruits qu'éduqués. Que des réformes profondes soient décidées et mises en pratique sans délais sur le double plan politico-social en révisant, si nécessaire, la répartition administrative et territoriale du pays tracée depuis peu après l'indépendance de sorte à regrouper des régions qui peuvent se compléter sur le plan économique et à exploiter leurs richesses et leurs atouts de façon optimale, d'une part, et d'encourager les investissements, d'éviter au maximum leur dépendance de la capitale et de l'administration centrale et de faciliter au maximum la vie de citoyens, d'autre part. Ces réformes concernent surtout le développement des régions de l'intérieur du pays par des mesures de déconcentration et de décentralisation des prérogatives et des attributions de tout ordre. Que les citoyens adhèrent au pacte social et remplissent leurs devoirs sans rechigner ni atermoyer ni encore moins s'esquiver. Parmi les devoirs les plus importants, à côté du devoir militaire, du devoir électoral, figure le devoir fiscal. On doit à la vérité de dire que certaines professions excellent dans l'art de chercher et trouver des atermoiements, des faux-fuyants et de l'ergotage pour ne pas payer leurs impôts conformément à leur statut et en fonction de leurs revenus contrairement aux fonctionnaires, ponctionnés directement, sans aucun recours. C'est à ce prix que le civisme et la civilité et leurs corollaires (respect des lois et des règlements, respect de l'autre, des valeurs, des principes, des us et coutumes et des spécificités de chaque région, des bienséances, etc.) retrouveront leurs droits de cité et les Tunisiens leur authenticité et leur fierté. Peut-être est-il encore tôt, en raison des ‘'cahin-caha'' que connaît la Révolution et le processus de renouvellement des modes de vie qu'elle a généré sur tous les plans, mais on ne désespère pas.