Une scène de la pièce Photo : Koutheir KHANCHOUCH La passion de l'artiste se traduit sur scène, au vu et au su d'un public attentionné, tantôt complice, tantôt coupable. L'espace El Teatro à Tunis a abrité, mercredi dernier, l'avant-première de la nouvelle pièce de théâtre «Silence en or». Loin d'être muette, cette pièce nous met face à l'explosion verbale de l'artiste tunisien qui se trouve à bout de force de poursuivre sa descente aux enfers. La passion de l'artiste se traduit sur scène, au vu et au su d'un public attentionné, tantôt complice, tantôt coupable. La scène s'ouvre sur les préparatifs d'un protagoniste perfectionniste. L'acteur-personnage s'habille devant le public. Il place deux caméras pour enregistrer et immortaliser sa passion, son purgatoire prémédité, avant de s'éclipser à jamais, à la fois contraint et déterminé. Son alter ego enfile une robe blanche. La muse de l'artiste, son ange gardien, garde le silence tout au long du spectacle. Son influence ou sa présence le place dans un tourbillon schizophrénique : elle le réconforte, l'ignore, le repousse, partage ses moments de folie et de déprime. Ses traits figés lui confèrent, d'ailleurs, un air de poupée implacable, comme si l'artiste était condamné à faire partie d'un dialogue stérile, à souffrir d'un amour à sens unique. Ce qui ne l'empêche guère de tenter le tout pour le tout en s'adressant au public, à ses semblables, à sa Patrie. Il précise, d'emblée, les trois canaux de communication, à savoir «nous» (je et vous), «eux» (ils), et «vous» (ou toi). Sa préoccupation majeure consiste à rechercher une oreille attentive et une voix libre. «Où sont les maîtres de la parole ?», s'interroge-t-il dans une tentative de bousculer autrui, de l'inciter à réagir. Il avoue être mal aimé par sa patrie, ayant du mal à s'intégrer dans la société et à jouir de ce sentiment d'appartenance légitime et pourtant inaccessible. Seul son amour pour «vous», public, semblables, Art mais aussi et surtout «Toi», patrie, qui le retient et retarde son départ, sa fuite. Pourquoi ce désir de plier bagage et de s'enfuir ? L'artiste-héros a épuisé toutes les chances de changer les choses. Il a voulu partir à bord du navire des amoureux, mais le navire se transforme en un outil de mort, mettant fin au rêve des migrants clandestins. Le rêve est sitôt avorté par la réalité. L'artiste se retrouve, hélas, dans cette catégorie de marginaux «vendus aux enchères». La descente aux enfers pousse l'artiste à crever l'abcès, à sombrer davantage dans sa souffrance, à remuer cruellement le couteau dans la plaie, à se crucifier, alors que la muse se retire dans un coin pour prier. Sa purgation atteint son paroxysme : le personnage se regarde dans le zoom de la caméra, il brise le verre via les paroles les plus crues, les plus vraies. Sa voix se perd dans les youyous routiniers. Elle devient inaudible. «Je t'aime... tu me manques... Où t'es passée ?... Tes enfants me fatiguent», s'adresse–t-il à sa patrie, sur un ton de reproche et de dévouement. Les enfants c'est bien «eux» qui sèment la zizanie, qui manigancent, qui utilisent la religion comme paravent pour camoufler leurs vilaines intentions, qui jouent de l'avenir du pays à leur guise. C'est encore «eux» qui prennent le peuple pour des dupes, qui assassinent la culture pour instaurer, en contrepartie, la «culture» de la division, du dogmatisme et de l'obscurantisme. L'artiste régurgite tout ce qu'il avait sur le cœur. «Je suis (l'artiste ou la culture) mort depuis bien longtemps. Et c'est aujourd'hui que je l'annonce officiellement», réplique-t-il. Son testament n'est autre qu'un conseil prononcé dans une transe, «prenez soin de vous-mêmes». Le public a compris que plus personne ne prendra soin de lui... Avant de succomber à sa défaite, l'artiste donne son ultime numéro : il enfile le personnage d'un «f'daoui» (conteur). Il raconte l'histoire d'une Tunisie déchiquetée, à moult reprises, par les rapaces. Sa colère le pousse d'ailleurs à user d'un geste grivois pour traduire la situation catastrophique dans laquelle se trouve le peuple. A la «culture» de la corruption, du retournement de veste et des calembours assommants, l'artiste n'adhèrera jamais. Il se retire donc dans son petit paradis artificiel, accompagné de sa muse, de sa bouteille de vin et de son barman invisible. Là, son discours devient encore plus ironique. L'effet de l'alcool permet de rendre sympathiques les pires situations... Il continue de rappeler au public, au «vous», les farces dont ils étaient les comparses et «eux» font la sourde oreille et ne croient ni au message ni au messager. L'artiste présente ses excuses pour avoir été incapable de continuer sa mission. Il se suicide. La muse, la mariée toute de blanc vêtue, s'éteint, telle une bougie. Son voile devient linceul. Sans la culture, la patrie n'est qu'une dépouille inerte. Dans «Silence en or», Naceur Akermi a parlé. Il a usé d'un ton ironique, agressif au point de remuer, non sans souffrance, la conscience du public. Son humour noir n'a pas donné au spectacle la bouffée d'oxygène escomptée. La plaie est telle qu'il était difficile pour le public de rire. «Silence en or» : texte dramaturgique et mise en scène de Naceur Akermi. Interprétation : Naceur Akermi et Imène Lazaâr.