Ils sont quelques centaines de Tunisiens à avoir regagné le sol national après avoir participé aux combats en Syrie. «Une véritable mine d'informations», d'après les spécialistes interrogés par La Presse. Une source d'inquiétude pour d'autres. Un délicat dossier de profilage et de surveillance Dans la foulée de la mobilisation générale autour des indiscrétions distillées sur la formation du gouvernement bis de Habib Essid, les Tunisiens ont été surpris, ce week-end, par deux faits qui méritent réflexion et suivi. D'abord, la déclaration de Ridha Sfar, ministre délégué chargé de la Sécurité, selon qui le pays vient d'accueillir 570 Tunisiens revenant du jihad en Syrie. «Certains impliqués dans des crimes avérés comparaîtront devant la justice alors que les autres seront mis sous surveillance sécuritaire», a-t-il précisé sans indiquer le nombre des jihadistes qui seront jugés ni le nombre de ceux qui seront surveillés. Ensuite, le communiqué publié par le ministère de l'Intérieur indiquant qu'un terroriste libyen dénommé Brahim Jamel Moussa Rehimi se trouve actuellement sur le sol national après avoir échappé aux filets des forces de sécurité et s'apprête à planifier une opération suicidaire dans notre pays. Le communiqué est accompagné du portrait du terroriste et invite les citoyens qui pourraient le reconnaître à le signaler aux forces de sécurité. En plus clair, se pose la question : les terroristes qui n'ont jamais lâché prise en dépit des coups qu'ils ont essuyés ces derniers mois ont-ils profité de la mobilisation qui a accompagné la formation du gouvernement pour revenir au-devant de la scène et comment le prochain gouvernement devrait-il se comporter avec l'hydre terroriste dont les concepteurs ne se soucient guère de la nature du futur gouvernement, qu'il soit un gouvernement d'union nationale ou nidaiste, et n'accordent aucune importance à l'association d'Ennahdha à l'équipe ministérielle de Habib Essid ou à la décision du Front national de boycotter ce gouvernement ? En vue d'éclairer l'opinion sur les tenants et les aboutissants de cette affaire, La Presse a donné la parole à deux spécialistes des questions du jihadisme, le Pr Fayçal Cherif, analyste militaire, et Naceur Héni, chercheur spécialisé dans les questions du terrorisme et les groupes islamistes. L'ennemi est désormais parmi nous Pour l'analyse militaire Fayçal Chérif, «il n'existe pas toujours, malgré les réussites engrangées ces derniers mois dans la découverte de plusieurs cellules dormantes, de coordination entre les forces de sécurité intérieure, la garde nationale et l'armée. L'action sur le terrain n'est pas encore conforme aux normes internationales en matière de lutte contre le terrorisme. Aujourd'hui, l'ennemi est parmi nous, d'où la nécessité de changer la doctrine militaire». Que faire face à ceux qui reviennent de Syrie ? «Personnellement, j'ai toujours considéré que la dimension sécuritaire constitue 10% de la stratégie nationale de lutte contre le terrorisme. Les revenants de Syrie sont une véritable mine d‘informations qu'il faudrait savoir exploiter. Ils peuvent éclairer les chercheurs outre les enquêteurs. Malheureusement, d'après les déclarations, ils sont écoutés par les policiers qui décident soit de les relâcher dans la plupart des cas ou de les transférer devant le juge d'instruction qui, lui aussi, décide de les libérer, faute de preuves ou même de début de preuves sur leur implication dans les crimes qu'on leur reproche. La raison est toute simple : dans la mesure où il n'existe pas de relations diplomatiques avec la Syrie, donc pas d'échange d'informations entre les services de sécurité tunisiens et syriens, les enquêteurs se contentent de dresser des fiches de renseignements pour les revenants et de transférer ces mêmes revenants devant les juges d'instruction qui ne trouvent aucune preuve pour les arrêter puisque les dossiers sont vides. Reste le suivi ou la surveillance de ces revenants qui courent dans la cité : qui les surveille, qui leur assure le suivi ou l'encadrement psychologique et culturel nécessaire pour les faire revenir à la voie juste, sont-ils surveillés 24 heures sur 24 et a-t-on les moyens de le faire, les spécialistes peuvent-ils les rencontrer ? Toutes ces questions restent sans réponse. Le ministre chargé de la sécurité livre l'information sur le nombre des revenants et se tait sur le reste», ajoute-t-il. Une approche interne qui a montré ses limites Naceur Héni, chercheur spécialisé dans les questions du terrorisme et les groupes islamistes, préfère commencer par signaler que l'approche tunisienne en matière de lutte contre le terrorisme «est une approche purement interne. En Tunisie, la question terroriste est instrumentalisée dans l'objectif de lutter contre l'adversaire politique et de l'affaiblir et non dans l'objectif d'éradiquer le terrorisme lui-même. Et c'est pour cette raison qu'à l'étranger, principalement en Afrique, les vues tunisiennes ne rencontrent pas l'écho qu'il faut. La preuve est que le dernier sommet de l'Union africaine n'a pas abordé la question et le président de la République s'est trouvé obligé de consacrer une phrase orpheline à ce que les Africains doivent faire ensemble pour se prémunir contre les terroristes». Quant à ceux qui ont regagné le pays après avoir participé aux combats en Syrie, Naceur Héni se demande : «Pour le moment, nous ne disposons pas d'informations précises et régulières sur ce qui se passe quotidiennement dans les zones de conflit en Syrie, en Irak, en Libye et en Turquie, le pays qui soutient ces mêmes terroristes. Même ceux qui reviennent, on ne parvient pas à les juger puisque nos enquêteurs ne tirent rien d'eux». Comment les surveiller ou les suivre quand ils sont lâchés dans la cité ? Le chercheur se pose un tas de questions qui demandent une réponse précise : «Quel mécanisme appliquer pour assurer cette surveillance ? Quel est son coût financier et humain ? Est ce qu'il s'agit d'une simple surveillance policière ou d'une mise à niveau générale qui a pour objectif de réinsérer les revenants, plus particulièrement les repentis, dans la vie sociale et économique» ? Mais notre chercheur ne se contente pas uniquement de s'interroger. Il propose des solutions. Ainsi, appelle-t-il à «ce que les repentis soient associés à la stratégie de lutte contre le terrorisme, à ce qu'on leur donne l'opportunité de s'adresser aux jeunes pour les dissuader de suivre les recruteurs jihadistes. Ils peuvent aussi éclairer les enquêteurs sur les plans ourdis par les réseaux de recrutement. Ils assument également un rôle important en matière de soutien aux enquêteurs et analystes dans leur action de recoupement des informations obtenues quotidiennement auprès des éléments terroristes démasqués ou les données qu'on peut tirer des réseaux sociaux où s'activent les terroristes et leurs commanditaires». Et le bilan du gouvernement Jomâa en matière de lutte contre le terrorisme ? «La création du pôle judiciaire spécialisé dans les affaires terroristes est une question purement procédurale. Il reste qu'il faut former des juges d'instruction spécialisés dans ce domaine. Pour ce qui est de l'Agence de sécurité dont la création a été annoncée dernièrement, elle constitue un premier pas positif mais à voir les compétences qui lui sont attribuées et son caractère d'établissement administratif rattaché au ministère de la Défense, on découvre qu'on est encore loin de l'Agence nationale de sécurité à la fondation de laquelle on appelle depuis longtemps. Notre ambition est que le prochain gouvernement décide la mise en œuvre d'une véritable agence nationale de sécurité conforme aux normes internationales qui sera contrôlée par le parlement, qui aura un budget conséquent adopté par les députés et dont les responsables rendront compte au peuple, par le biais de son assemblée représentative», précise Naceur Héni.