Le discours religieux sain et intelligent, sous la pression des puissances occidentales qui poussent à le moderniser, et ce, depuis le 11 septembre 2001 Le ministère des Affaires religieuses a organisé récemment un séminaire sur le thème, «Le discours religieux, les constantes et les variables ». Présidée par le ministre, Othman Bathikh, la rencontre est destinée notamment aux imams prédicateurs et à tous ceux qui sont chargés, de par leur fonction, de diffuser des exposés religieux. Objectif : inciter à produire un propos qui s'adapte à la réalité du pays, à défendre les justes causes, et à coller au vécu des gens et à leurs préoccupations. Et, objectif ultime, participer par un verbe rassembleur et producteur de sens à la concorde nationale. Une matinée et quatre interventions présentées par d'illustres conférenciers, Abdessatar Badr, chef de cabinet du ministère organisateur, Dr Slimane Echaouchi, Pr Sadok Arfaoui et Dr Yassine Karamti. Des enseignants et personnalités œuvrant dans le champ académique. Ils se sont tous attachés à analyser le corpus actuel, pour faire ensuite des propositions concrètes pour la diffusion d'un discours religieux contemporain et pertinent, ou du moins c'est ce qu'on croyait. La forme Dans une intervention orale, quelle qu'en soit la thématique, la forme est aussi importante que le fond. Les règles pour présenter un discours réussi sont connues. Nul besoin d'être un expert de la com pour savoir qu'il ne faut pas lire son discours, qu'il faut moduler sa voix, regarder son public, faire une plaisanterie ou deux pour détendre l'ambiance, et, surtout, ne pas faire trop long. Les intervenants censés ce jour-là donner la recette du bon discours ont-ils respecté ces recommandations élémentaires et indispensables pour capter l'attention de l'assistance, faire parvenir l'essentiel du message, et surtout ne pas ennuyer? Eh bien, pas du tout ! Au lieu des 20 minutes, comme le veut la règle, ils ont parlé pour la plupart près d'une heure, tant et si bien que le ministre lui-même a dû faire des signes discrets à son équipe qui a commencé à s'agiter devant les orateurs bavards. On a fini par placer sous leurs yeux et sur le pupitre l'ordre ministériel d'écourter. Pendant ce temps, une partie du public avait déjà son téléphone à la main et faisait défiler le fil de l'actualité selon les intérêts de chacun. Le portable était un acteur actif. Puisque en plus de distraire, il n'a pas arrêté de sonner. Beaucoup n'ont pas jugé utile de placer le leur au mode silencieux, ni avant le début de la séance ni même en cours de route. Résultat, dans une session didactique sur la production d'un discours religieux type, à peine une sonnerie se taisait qu'une autre prenait la relève. Personne n'avait l'air de s'en soucier d'ailleurs outre mesure, ni les conférenciers, ni les organisateurs, et encore moins le public. Et tant pis pour la concentration ainsi que les règles de politesse et de civilité. En plus d'être longues, les interventions étaient encombrées de fioritures et d'équivalents interchangeables, du style « le discours religieux s'est libéré comme le reste des discours des interdits ». Le mot interdit est décliné en quatre synonymes (moukkabilet- âwaîik- hawejez-mawaneê). Et ce n'est qu'un seul exemple. Il y en a des dizaines. Le fond Quant au fond, la plupart des interventions n'ont pas échappé à ce travers des discours prononcés dans notre langue, l'arabe, à savoir les introductions classiques et sentencieuses énumérant l'origine des mots, leur aspect sémantique, la définition des concepts, le rappel historique... Le public a eu droit à des entrées indigestes faites d'évidences et de phrases bateau qui s'attachent à énumérer avec force détails l'importance du discours religieux, «cet élément fondateur de l'équilibre social et politique, de la construction des idées, et l'orientation des pensées», ou encore «Il n'est un secret pour personne que le discours en général et le discours religieux en particulier occupe une place prépondérante dans la conscience et la création des idées. Le discours est l'un des éléments les plus importants du développement, comme il peut être l'une des origines de la déchéance. Le discours religieux devra se pencher sur le vécu des gens et atteindre leur intimité. Quels que soient la tribune utilisée et le canal de diffusion, il faut qu'il soit construit sur des fondements solides ; la vérité, le bien et l'authenticité, et contribuer à les faire assimiler jusqu'à devenir une culture répandue, et ce dans l'objectif d'édifier une société musulmane, ancrée dans son identité, ouverte sur les autres». Ce n'est qu'un petit extrait. Par la suite, la plupart des conférenciers ont pris sur eux d'analyser les récurrences des discours religieux actuels, pour les critiquer, parce que inefficaces comme le discours figé qui n'a pas réussi à dépasser les querelles d'écoles surannées, ou le discours savant et hermétique qui s'attache au «fikh», à la jurisprudence que personne ne comprend, ou encore le discours émotif, idéaliste, parsemé de slogans tels que «la victoire est proche et la libération de la Palestine est imminente». Et ils ont fustigé le discours extrémiste. Le bon discours Quels seraient alors les ingrédients du bon discours? «C'est le discours authentique qui part des fondamentaux de l'Islam pour aboutir aux finalités,«makasidihi», celui qui s'adapte aux défis de l'époque «tahadieyet el marhala» et réponde aux attentes des gens, nous annonce-t-on. Un discours interactif, qui participe à faire ancrer l'esprit de citoyenneté, l'harmonie, la fraternité. Un discours fédérateur, calme, posé, convaincant». Pourquoi pas, sauf que les propositions de la plupart des conférenciers sont restées au stade théorique, déclamatoire, ou encore à poser des problématiques superflues, du genre «le discours religieux doit-il se limiter au peuple tunisien ou faut-il le diffuser à l'étranger»? Maintenant, pour expliquer les raisons du déficit de l'énoncé religieux dans notre pays, écoutons une infime partie de ce qui a été dit explicitement et enregistré par La Presse : «Il n'y pas de référentiel islamique dans notre pays. En Egypte, El Al Azhar joue ce rôle modérateur. Au Maroc, le conseil scientifique qui relève du Roi définit la stratégie à suivre. En Algérie, il y a le conseil islamique mentionné dans la Constitution algérienne pour définir sa mission et sa composition, et c'est lui qui se charge de déterminer les références religieuses. En Tunisie, et malgré le fait qu'il y ait des institutions religieuses, la Zitouna, le ministère des Affaires religieuses, Dar el Iftaâ, le Conseil supérieur islamique, aucune de ces institutions ne constitue une autorité religieuse, du point de vue légal ou au regard de la légitimité historique. Le ministère ne représente pas le repère référentiel dans le champ religieux. Cette mission n'a pas été définie dans sa charte constitutive. Quant au mufti, il n'est que le conseiller de l'Etat pour ce qui concerne le champ religieux. Le Conseil supérieur islamique est également une instance consultative. Créé le 9 janvier 1989, il est chargé de traiter les affaires concernant l'application de l'article premier de la Constitution...Et ici l'on se demande pourquoi l'ANC n'a pas tenté de constitutionnaliser le Conseil supérieur de l'islam? Il y a eu des tentatives qui auraient pu aboutir, mais les luttes partisanes, l'opposition, les gauchistes et les laïques se sont opposés à ce Conseil à la faveur d'une politique consensuelle qui a commandé l'élaboration de la Constitution et a fait avorter ce projet de constitutionnalisation du Conseil supérieur de l'islam. Après tout, il y a d'autres instances qui ont été créées, l'instance d'organisation des élections (Isie), le Conseil supérieur de la magistrature... Nous constatons que l'islam n'a rien récolté de la révolution, sinon la liberté et la démocratie, acquis qu'il faut préserver, seulement la question du référentiel religieux demeure jusqu'à la promulgation d'une loi. Puisque toutes les institutions ne sont que consultatives, le fait de consulter n'est pas une obligation, il y a une marginalisation de la religion et du champ religieux. Pour preuve, pourquoi cheikh el islam ou le mufti dans l'ère husseinite bénéficiait d'une position privilégiée dans le protocole, il occupait le deuxième rang après le bey, avant même le grand ministre. Et après l'indépendance, le mufti est relégué au niveau d'un secrétaire d'Etat?». Voilà un extrait de ce qui a été présenté comme un discours fédérateur, ouvert sur l'avenir, censé montrer la voie au jeune public présent. Comment peut-on prétendre ceci, alors que l'époque des beys est citée en exemple et en modèle? Comment peut-on prétendre ceci, alors que le passé lointain et archaïque est idéalisé? Le double discours Un deuxième conférencier a parlé de la nécessité d'édifier un discours religieux pour contrecarrer le terrorisme mais encore pour «lutter contre les dérives sociales dont souffre la société tunisienne qui ne manquent pas de gravité tout comme le terrorisme». Et il a livré une suite de statistiques dites officielles mais recueillies dans un journal, en voici un aperçu : «800 mille Tunisiens font du promo-sport par semaine, et ont alimenté sa caisse de 124 milliards. Après on vient protester contre la faiblesse du pouvoir d'achat. 2297 vols de voiture, 5.677 braquages, 317 meurtres, 10.000 convertis au christianisme, 80 jeunes filles extradées du Liban pour prostitution. Premier pays consommateur d'alcool dans le monde arabe, premier taux de divorce...» Au fil des interventions, un conférencier déclare de son côté, «ceux qui appellent à la séparation entre le religieux et l'Etat sont les résidus du colonialisme», et «jamais, a-t-il mis en garde, nous ne pourrons produire un discours religieux sain et intelligent, parce que nous sommes sous la pression des puissances occidentales qui nous poussent à soi-disant moderniser notre discours et ce depuis le 11 septembre» ! Dans les deux branches du discours religieux, l'enseignement et le prêche dans les mosquées, des questions restent jusqu'à aujourd'hui non traitées, parce que au pire jugées subversives, au mieux dérangeantes : faut-il introduire les sciences humaines, les religions comparées, les langues? A-t-on le droit d'introduire une pensée critique dans le champ religieux? En appelant à la tolérance dans un prêche du vendredi, faut-il donner des exemples concrets, comme appeler à accepter les cafés et restaurants ouverts pendant le mois de Ramadan? Faut-il rouvrir la porte du «Ijtihad», où en sont les révisions idéologiques dont on parle si légèrement? Il est un constat, les interventions, si savantes fussent-elles, sont restées encore une fois au stade de la théorie stérile et de la propagande. Plus grave, le discours déployé ce jour là avait le mérite de livrer le fond de la pensée du public présent. Un discours réel, de l'entre-soi, loin du modèle javellisé qu'on sert sur les plateaux ou en Occident.