L'essaimage des réseaux de Najaf et Karbala Les noyaux intellectuels sadristes, attachés à réfléchir sur les données du monde bipolaire en fonction de leur héritage spécifique, incrustés dans les lieux saints du sud de l'Irak, seront à l'origine d'amitiés révolutionnaires, d'alliances matrimoniales et d'essais théologiques innovants, qui ne tarderont pas à bouleverser les rapports de force régionaux et internationaux, cantonnés, depuis la fin de la 2ème Guerre mondiale, à des grilles de lecture stéréotypées, manichéennes, fondées sur la rivalité Est-Ouest et le clientélisme des deux superpuissances. Dans une région proche-orientale où les trois religions monothéistes sont enracinées, marquée dans sa chair, depuis le début du XXème siècle, du sceau de la domination étrangère et de ses relais locaux, toujours prompts à souffler sur les braises de la discorde, les compagnons de l'Ayatollah Muhammed Baqer el-Sadr, à l'aise aussi bien dans les dédales de la jurisprudence islamique que dans les concepts philosophiques d'inspiration occidentale, vont influencer radicalement le cours des événements dans leurs pays respectifs, obliger leurs adversaires, à bout d'arguments, à recourir à l'ancien arsenal sémantique de «la fitna» pour défendre leur place forte, se positionner en remparts vis-à-vis des complots et des convoitises dont l'Oumma a toujours été l'objet et ébranler une zone vitale pour l'ordre marchand international. A quelques exceptions près, tous seront à la tête des mouvements islamiques chiites. S'inspirant de l'uvre abondante et diversifiée de son mentor l'Ayatollah Muhammed Baqer el Sadr, l'imam Moussa Sadr, un théologien d'origine iranienne, après de fréquents séjours à Qom et Najaf, lance au Liban le mouvement des déshérités, ancêtre d'Amal, introduit intelligemment sa communauté dans le jeu, ô combien subtil, de la politique beyrouthine, met en place les structures sociales à même de désenclaver les sudistes et endosse le slogan prémonitoire du Hezbollah, créé à Baalbek, après l'invasion israélienne de 1982, en présence des premiers contingents pasdarans arrivés à la Bekaa: «Les armes sont la parure des hommes». Cela dit, de l'avis des chercheurs, spécialistes consacrés de l'imamat dans l'aire arabo-musulmane, Muhammed Hussein Fadlallah, l'ancien guide spirituel de la résistance islamique au pays des cèdres et un des rares «marja-e taqlid», c'est-à-dire une référence pour les croyants à laquelle on se doit d'obéir (modèle à imiter), d'origine arabe, est le véritable continuateur de l'uvre originale, novatrice et périlleuse de Baqer el-Sadr. Le chiisme révolutionnaire : Se situant dans le sillage intellectuel de son maître, symbole de la modernité islamique, l'Ayatollah Hussein Fadlallah, aux premières loges de la hawza ilmiya de Najaf, où la suprématie politique du Faqih, véritable pierre de touche du Chiisme révolutionnaire, fut exposé, tout au long des années 60, fonde à Beyrouth sa propre école d'enseignement de la religion, étend autour de lui des cercles d'études religieuses, transcende, grâce à son aura, les clivages confessionnels du pays, affirme toujours dans ses prêches du vendredi, dans la Dahyé, la primauté de la raison et de l'ijtihad, conformément à une ancienne jonction entre le chiisme et le courant mu'tazilite, au temps de Haroun Errachid et n'hésite pas à assimiler le martyre de Hussein à Karbala à celui du Christ en Palestine. On ne peut oublier, dans ce contexte, Hojet El Islam Rageb Harb, l'imam martyr du Sud Liban (tombé sous les balles de Tsahal en 1984), après avoir passé sa jeunesse dans les lieux saints d'Irak à étudier, auprès de Baqer el-Sadr, le processus d'exégèse et d'interprétation innovatrice du Coran, du hadith et du parcours des imams infaillibles, est devenu théologien, résistant et initiateur de la lutte armée contre l'occupation israélienne. Son effigie orne les murs de Damas, des quartiers chiites de Manama et de la banlieue sud de Beyrouth. On ne saurait mieux illustrer la prépondérance intellectuel de Najaf dans l'inconscient collectif des partisans de la lignée du Prophète par rapport aux autres villes-Koufa, Machhad, Qom, Karbala-vénérées dans la ferveur, certes, mais jugées, sur le plan académique, en deçà des qualité qui ont fait la grandeur et la renommée de la cité de Baqer el-Sadr Quand l'Etat, l'islam et le ciel deviennent associés : Pressenti par les membres du Conseil Supérieur Chiite au Liban pour donner, avant même le triomphe total de la révolution iranienne -Chahpour Bakhtiar tenait encore les rênes du pouvoir à Téhéran en janvier 1979- les grandes lignes de la future constitution du pays qui va propulser les mollahs sur la scène internationale, Baqer el-Sadr, dont l'autorité religieuse, la rigueur scientifique et le savoir encyclopédique ne sont plus à démontrer à l'époque, répond à la missive en publiant une véritable charte des mouvements islamiques chiites, confère à la marja'iyya une autorité incontournable sur l'Etat et jongle, en évoquant les prérogatives du pouvoir législatif, exécutif, du commandant en chef de l'armée avec des concepts d'inspiration occidentale, trouvant pour chacun d'eux un verset du Coran ou un hadith des imams pour en faire une nécessité directement issue de la Charia. Finalement, le caractère subversif des recommandations de l'enfant terrible de Najaf aux nouveaux maîtres de Téhéran n'échappent ni au pouvoir baathiste de Bagdad, de plus en plus irrité des audaces théologiques et politiques d'un religieux intransigeant, prêt au martyr et décidé à relever le gant face aux velléités hégémoniques du clan takriti, ni aux principales capitales moyen-orientales, habituées à la gestion des oppositions citadines des effendis, élitistes et groupusculaires, inquiètes des débordements révolutionnaires du voisin perse qui ne cache pas l'aspect messianique de ses futures assises constitutionnelles, la nouvelle vocation insurrectionnelle des savants religieux husseinites, prolongement spirituel et doctrinal, précise le dogme chiite, de la prophétie mahométane et dépositaires objectifs de l'héritage du messager du ciel. De Riyad à Amman, du Caire à Beyrouth, c'est le branle-bas du combat. On se serre les coudes. L'arène orientale est de nouveau dans la ligne de mire des despérados. Après l'intermède nassérien, domestiqué après la déroute de 1967, c'est le tour «des fous de Dieu», agitateurs professionnels, au nom du Tout Puissant, des déshérités et de l'avènement de l'Etat du prophète et des imams. L'heure est à la vigilance pour les pouvoirs en place. C'est que les communautés mahdistes de la région, longtemps méprisées, rejetées et marginalisées sur le plan socioéconomique, relèvent la tête, affichent leur particularisme confessionnel, naguère refoulé en terre wahhabite, proclament leur attachement à la vision ésotérique de l'imamat et revendiquent l'affiliation au «Wilayat el Faqih», ce qui est ressenti, dans un environnement arabe paranoïaque lorsqu'il s'agit d'instabilité politique chronique, comme une atteinte à la légitimité de ses institutions et à la pérennité de son mode de vie.