« Je suis le point final d'un roman qui commence, non pas oublions tout, non pas niveau zéro, je garde dans mes yeux intacte ma romance, et puis sans rien nier, je repars à nouveau… », écrivait Malek Haddad, l'Algérie toujours à portée de regard. Il ne parlera pas de « butin de guerre », s'agissant du français ; ni d'un territoire à gagner comme on s'assure d'un refuge sûr, pour temps de frimas. Car lui qui s'exprimait si bien dans la langue de Molière, a toujours vécu cela comme une déchirure. Un exil irrémédiable dont on ne revient pas. Et si on en revient, c'est avec beaucoup de bleus à l'âme. Il faut dire que le contexte de la colonisation avait beaucoup contribué à ce qu'il se sente justement en territoire étranger, à l'intérieur d'une langue, qu'il maniait à merveille, mais qu'il ne pouvait se résoudre à habiter, tranquillement et sans remords, tant il ressentait dans sa chair, l'appréhension de s'éloigner ainsi des siens, à mesure qu'il en maîtrisait les codes d'accès. Lui qui disait, jamais avec légèreté et comme on s'avoue vaincu: « Il y a toujours eu une école, entre mon passé et moi ». Et aussi : « Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française ». L'auteur de « Je t'offrirais une gazelle », du « Quai aux fleurs ne répond plus » et de « Les Zéros tournent en rond » avait pourtant comme personne, apprivoisé le goût de la beauté et le sens caché des choses, dans cette langue, dont l'appropriation sonnait pour lui le glas de la fidélité à ses origines, et comme une manière de traîtrise envers sa mère, qui elle, n'avait pas accès à ce territoire des mots, alors que son fils y avait accosté. Pourtant, la condition de colonisé n'explique pas tout, dans la mesure où tant d'écrivains francophones, d'origine maghrébine ou africaine, s'en emparèrent comme d'un trésor de cette langue étrangère, devenue ainsi terre d'accueil pour ceux qui surent la désirer et la séduire, acceptant qu'elle les piège dans ses rets, et devenus ainsi prisonniers consentants, lui apposant à leur tour, leur marque, comme un pacte les unissant qui a valeur de sermon. Comme on tombe aussi en amour, après avoir résisté longtemps, s'abandonnant à la beauté d'une geôlière, irrésistible et mystérieuse, parce qu'elle a su vous émouvoir. Dans la mesure où l'exil est toujours intérieur, et la langue, une façon de plus d'en sonder les abîmes. En ce sens, il faut relire Kateb Yacine, sa « Nedjmâ » indomptable et son « Polygone étoilé », comme un chemin de lumière, ou encore Mouloud Feraoun, son « Fils du pauvre » et sa « Terre et le sang », pour ne citer qu'eux, pour ressentir combien les liens soudés peuvent être étroits, entre celui qui accepte de s'ouvrir à la langue de l'Autre, comme on répond à un appel secret et lancinant, et le pays d'adoption qui vous accueille, à l'ombre des mots qui tressautent, palpitent, fouillent en vous, vous labourent les entrailles, et vous disent qu'ils sont vivants, et qu'ils vous font siens…