Orientez-les ! Orientez-les ! Il en sortira – on l'espère – quelque chose. Rien n'est moins sûr si on regarde ce qui se passe (ou plutôt ce qui ne se passe pas ou ne passe plus) dans le monde du quatrième Art Tunisien par ces temps où l'on fête son centenaire selon certains. Son deuxième centenaire pour d'autres. Alors que pour les plus éclairés, le théâtre existe depuis des siècles puisqu'il y avait des théâtres depuis Carthage et Rome. A quoi ces lieux (tels que Dougga) servaient-ils sinon aux présentations théâtrales ? Y avait-il des interdits chez les Grecs qui sont pionniers en matière théâtrale? Sûrement pas au début, mais il y avait quelques interdits d'ordre psychologique ou civilisationnel. Ne pas montrer des scènes de violence sur scène, surtout pas de mise à mort, ne pas tourner le dos au public, etc. C'est à partir du cinquième siècle qu'Aristophane va cependant tirer la sonnette d'alarme en dénonçant la restriction des libertés à Athènes, libertés politiques mais surtout intellectuelles et sexuelles. Certains passages des “Oiseaux” sont, à nos jours, censurés dans certaines éditions tellement le référentiel libidineux y est direct et choquant pour la morale européenne et surtout française. Il en va de même pour “Les mille et une nuits” ou des scènes libertines véritablement “hot” qui existent dans le texte original arabe sont édulcorées, arrondies, atténuées dans la version de Galland pour le roi de France alors que la version anglaise publiée quelques décennies plus tôt avait respecté le livre dans son intégralité. La censure dépend donc de la société et de la période à laquelle elle est inféodée. Bien sûr que les sociétés qui évoluent, avancent, par soubresauts et par des mouvements de révolte souvent radicale contre l'ordre et la morale établis. Mais si les institutions qui régissent ces sociétés sont solides, de tels “explosions” sont incapables de mettre leurs fondements en danger. Elle les digère et en garde ce qui doit être gardé. C'est-à-dire ce qui peut transcender le temps. Autrement dit ce qui relève de l'Art. Le reste tombera dans l'oubli même si certaines œuvres ont connu pendant quelques temps, un succès populaire. L'histoire ne pardonne pas aux tricheurs et aux demi-sels. Elle ne garde hélas que les œuvres des héros. Cela n'est malheureusement pas donné à tout le monde d'être un héros. David Bowie ou Lou Reed vous le diront. Cela ne relève pas uniquement du don, de la puissance de l'être mais surtout de l'Osmose entre “L'ici et Maintenant ” et les actes, pensées ou paroles du héros en train de naître. Tout cela pour nous ramener au rapport étrange qu'ont entretenu les diverses commissions (de censure, d'orientation, de sélection et j'en passe) avec les actants du quatrième art tunisien. Changement d'époque Du temps de Bourguiba, elle lui ressemblait. Il y avait un seul Bourguiba. Donc il devait y avoir un seul individu ou une seule équipe ou troupe dans chaque discipline artistique. Pour la peinture, c'est connu, cette faveur a échu à l'Ecole de Tunis. Pour le théâtre, discipline que Bourguiba aimait à ses débuts, cette faveur va changer de camp au fil des décennies. C'est après “Murad III” que, Bourguiba ayant assisté à sa première, aurait déclaré : “Heureusement que je ne suis pas ce Murad Bou Bala” (Despote connu pour son caractère sanguinaire) que les choses vont commencer à changer. Cette période était aussi marquée par un mouvement de révolte et de refus de la part surtout des intellectuels et des étudiants tunisiens. Aly Ben Ayed, choyé jusque-là par le pouvoir, va voir son étoile décliner. Avec l'amorce de l'expérience socialisante, des petits groupes, le traitant d'artiste au service des bourgeois, donc du pouvoir vont le destituer. Moncef Souissi « prendra le pouvoir » avec la création de la Troupe du Kef. Il était devenu le héros à la place de notre “Caligula” national. Quand l'expérience de Souissi commencera à battre de l'aile, c'est au tour de la Troupe du théâtre du Sud et surtout de Abdelkader Mokdad de prendre les devants. La période Lamine Nahdi suivra et, faut-il le rappeler, ces héros étaient au-dessus de tout soupçon. Aucune commission, qu'elle soit locale, régionale ou nationale, ne trouvait quelque chose à redire à leurs réalisations. Ils représentaient ce que j'appellerais “Le théâtre défouloir”, c'est-à-dire que des citoyens privés de toute expression voyaient des héros tourner en dérision les responsables et les décideurs du pays, souvent avec des allusions on ne peut plus appuyées. Le petit peuple était aux anges. C'était comme si ces comédiens étaient plus forts que le pouvoir. Seulement, ils se défoulaient et retombaient dès la sortie, dans le silence imposé. S'ils ne pouvaient s'exprimer, leurs personnages de théâtre le faisaient à leur place. En réalité, rien n'était laissé au hasard, il y avait toujours connivence entre ces “héros” et l'administration. La plupart de ces pièces ne véhiculaient aucune esthétique, aucune magie théâtrale et nous ne pensons pas que l'histoire retiendra leur vigueur mais plutôt leur passage. D'autres groupes (privés) ont le feu vert et se permettent de jouer aux révolutionnaires radicaux et affichent clairement leur refus de toute commission alors que ces commissions leur sont – de gré ou de force – obéissantes pour ne pas dire assujetties. Nous sommes certains que le fait d'éliminer toutes ces commissions est une nécessité pour l'évolution des arts et de la société et qu'il faudrait traiter les créateurs en tant que citoyens responsables devant la loi. Mais certains ont depuis belle lurette utilisé leur existence pour jouer à la victime. Cette exploitation de la victimisation comme fonds de commerce ne marche plus aujourd'hui. Le public, les critiques et les nouveaux arrivés sur la scène théâtrale sont plus instruits et plus éveillés. Cette tromperie est éventée. Il faudrait que ceux, parmi les soixante-huitards, qui y ont encore recours trouvent un autre filon pour l'arnaque aux sentiments. Ils y ont toujours joui de la sollicitude de l'administration. Quand il fallait présenter un texte pour la commission, ils se contentaient de lui balancer une vague idée. Leurs créations ont toujours joui des meilleures subventions. Aucun de leur spectacle n'a été à notre connaissance interdit. Qu'ils s'affichent aujourd'hui comme héros exclusifs de la lutte pour la liberté ne peut que faire sourire. La lutte pour l'évolution a besoin de véritables héros et non de héros en trompe-l'œil. Aller pleurnicher ici ou à l'étranger qu'ils sont victimes de la censure et des privations des libertés élémentaires ne fait qu'ajouter à leur discrédit et à l'essoufflement de leur verve créatrice.