Désormais, le sujet de conversation favori des Tunisiens consiste à commenter les « cas sociaux » et les « litiges intimes » rapportés par les émissions de téléréalité. Chez eux, sur leurs lieux de travail, dans les espaces de loisirs, dans les moyens de transport, bref, là où ils se trouvent, nos concitoyens se plaisent à évoquer, à discuter et à juger ces affaires auxquelles presque plus personne ne reste indifférent. En soi, l'intérêt excessif accordé par les gens à ce genre de programmes télévisés mérite étude et explication, mais, comme nous ne sommes guère habilités à mener la recherche requise ni à fournir des explications plausibles au phénomène, nous nous contenterons dans cet article, de nous pencher sur quelques « effets secondaires » du fléau, sur des manifestations bizarres et parfois risibles que nous avons recensées chez des téléspectateurs de divers milieux et de différentes catégories d'âge. Le studio dans le louage Tout récemment, nous avons pris un louage en direction de Sousse et avant même que nous y prenions place, la discussion était déjà animée entre les autres passagers de la voiture à propos d'une émission à succès. Lorsque le véhicule démarra, une vieille dame bien engagée dans la précédente conversation cita, pour dénigrer son héros, le cas d'un citoyen venu à la télé supplier son épouse de réintégrer le foyer conjugal. Le récit suscita d'abord une certaine adhésion à son humour, ensuite, chacun se mit à la place du mari plaqué pour trouver des excuses à son geste de désespoir. Mais une jeune voyageuse alla plus loin et nous raconta son histoire avec l'époux qu'elle venait de quitter et avec qui elle n'avait plus envie de renouer. Nous vous faisons grâce des indiscrétions multiples qu'elle a débitées sur son conjoint et des commentaires mitigés auxquels son récit bouillonnant a donné lieu parmi l'auditoire; mais le signe le plus révélateur à retenir dans l'anecdote, c'est qu'après le discours de la jeune divorcée, les autres voyageurs se relayèrent pour nous proposer leurs drames respectifs qui avec sa mère qui l'a privé d'un héritage, qui avec ses frères qui l'ont spolié d'un droit inaliénable, qui avec un époux volage, qui avec des enfants désobéissants, qui enfin avec une belle-mère indigne. Au final, le louage s'anima de la même ambiance qui caractérise les émissions connues de téléréalité et il manquait juste quelques larmes versées par les auditeurs et des morceaux de chansons pleurnichardes résonnant en écho aux jérémiades des plaignants pour que la ressemblance soit parfaite. Ainsi, il sommeille en chacun de nous un virtuel client de ces émissions bavardes où l'on ne rougit plus de rien et où il est pénible de distinguer le récit sincère de la fabulation. Mauvaise foi Dans certains milieux cultivés, la réaction à ce type de programmes est autre : on préfère, pour ne pas être taxé de futilité et de voyeurisme, jouer l'indifférent chaque fois que ces émissions sont évoquées, sinon affirmer qu'on ne les regarde que passagèrement et plutôt de manière fortuite. Mais dernièrement deux professeurs universitaires se prirent au piège de leur fallacieuse prétention : pendant une courte pause, quelques uns de leurs collègues en vinrent à parler d'un invité de l'émission de la veille. Nos deux enseignants laissèrent entendre au groupe que cela ne les intéressait guère et que la télévision n'était pas leur loisir de prédilection. Le même jour pourtant, mais dans un cercle plus intime, nous les surprîmes en train de régurgiter au détail près le contenu de plusieurs émissions du genre. Ce n'était point pour (comme ils disent souvent à propos de tout) « approfondir la réflexion » sur ce sujet, mais pour trahir les émotions du commun des téléspectateurs et hasarder les commentaires les moins intelligents et les moins originaux que l'on puisse exprimer sur la téléréalité et les problèmes récurrents de notre société. Langage emprunté Autre constatation : les émissions de téléréalité contaminent le langage des citoyens ordinaires par le vocabulaire récurrent que leurs animateurs et leurs invités utilisent. Une expression telle « Hasbi Allah wa niâma al wakil » (formule qui signifie qu'on s'en remet à Dieu seul) est sur toutes les bouches aujourd'hui et on l'emploie à bon ou à mauvais escient. C'est maintenant la formule de clausule la plus cotée parmi celles qui agrémentent le pathos de nos compatriotes. « Devant dix millions de Tunisiens », ce syntagme plagié revient également très souvent dans les discours de tous les jours. C'est à croire que, depuis l'avènement de la téléréalité, les statistiques démographiques n'ont enregistré sous nos latitudes aucune nouvelle naissance !