Monsieur Ahmed Brahim qui est l'un des membres du nouveau gouvernement tunisien dit provisoire et qui vient d'être nommé Ministre de l'Enseignement supérieur est, pour moi, d'abord un professeur universitaire de linguistique. Et même à la retraite depuis quelques années, il doit avoir encore beaucoup de choses à nous apprendre sur les mots du langage. Seulement voilà qu'il nous semble bien se tromper de mot quand, lundi soir, vers 21H10, sur la chaîne « El-Jazira », parlant de ce nouveau gouvernement tunisien dit provisoire, il appelle « Rupture » (kattiâ !) ce qui n'est, presque de l'avis de tous les Tunisiens, que « Continuité ». Continuité d'un parti qui est le RCD, continuité d'une Dictature dont les représentants sont aussi, oui, ces 7 ou 8 ministres du RCD qui ont longtemps travaillé avec Ben Ali et qui n'ont rien à voir avec la Démocratie , les libertés et les Droits de l'homme! Dans sa brève intervention devant des milliers de téléspectateurs tunisiens et arabes, Monsieur Ahmed Brahim qui est l'un des visages de l'opposition tunisienne dite « radicale », nous a laissés carrément abasourdis, quand il a répondu à la speakerine qui l'interrogeait que les 7 ou 8 Ministres du RCD, largement contestés par le peuple tunisien, « représentent eux-mêmes » et non pas, comme tout le monde le sait, leur parti, c'est-à-dire le RCD dont les Tunisiens ne veulent plus, ne veulent point ! Appréciez donc : ces Ministres que le peuple tunisien a longtemps vu instaurer avec Ben Ali sa dictature et mettre sa lourde chape de plomb sur les libertés politiques et qui occupent, dans ce gouvernement dit provisoire, les postes les plus importants, sont alors, avons-nous appris, à notre grande stupeur, des hommes « indépendants », de véritables atomes libres qui viennent de nulle part, sans passé et sans idéologie ! Incroyable ! Monsieur Ahmed Brahim en qui je respecte personnellement l'homme et le professeur qui a formé plusieurs générations d'étudiants et d'universitaires, pèse t-il ici, en bon linguiste qu'il est, les mots de son langage politique, à un moment très grave où notre peuple tunisien est en droit de craindre fort que des opportunistes cyniques –qui jusqu'à la veille de la fuite du Dictateur Ben Ali, appelaient au maintien de son système despotique- lui volent sa révolution et ses rêves de liberté, de dignité et de paix ? Monsieur Ahmed Brahim est l'un des très rares opposants politiques à bénéficier de ce « privilège » d'avoir une place dans ce gouvernement dit provisoire. Alors pourrait-il nous dire s'il peut vraiment être à l'aise là où il est aujourd'hui et d'où sont injustement écartés bien d'autres militants démocrates qui n'ont pas moins d'intelligence, de courage et de mérite que lui. Il les connaît mieux que moi-même : Sihem Ben Sedrine, Radhia Nasraoui, Moncef Marzouki, Hamma El-Hammami et d'autres encore bien plus nombreux qui ont connu les geôles de Ben Ali, sa torture, ses humiliations et la chasse de sa police politique ? Serait-il blessé si l'on qualifie son choix, sûrement délibéré, d'opportuniste ou de mauvais ? Quels mots clairs et vrais qui nommeraient honnêtement leurs référents, dirait-il par exemple à cette brave femme tunisienne, fille de ce même peuple qui a fait tomber Ben Ali au prix du sang de ses enfants, qui criait hier dans les rues de Tunis, à l'adresse du RCD, après la proclamation de ce gouvernement dit provisoire, « Out ! Out ! Out ! ». Superbe figure rhétorique (épizeuxis) qui en disait long sur l'indignation, la colère et la détermination de cette femme et de tous ceux-là qui, à Rdeyef, à Hamma, à Kassrine comme à Tunis, sont déjà sortis dans les rues pour manifester contre ce gouvernement dit provisoire constitué par le premier collaborateur actif du Dictateur Ben Ali qui, avec son RCD, continue à s'agripper tristement, lourdement, perfidement, au pouvoir, au mépris de ces millions de citoyens tunisiens qui ne veulent plus de la Dictature , mais aussi du RCD ? Pourquoi ne veut-on pas écouter ce slogan pourtant bien clair « RCD dégage » qui s'est substitué très naturellement à l'autre slogan des manifestants « Ben Ali dégage » ?(même contenu, même exigence!) + Ne serait-on pas dans la pure démagogie quand on essaye de faire croire au peuple que toute continuité de l'Etat et toute passation à la Démocratie nécessitent la présence, majoritaire, des anciens ministres de Ben Ali ? Seraient-ils vraiment plus compétents que d'autres ou plus nationalistes, quand on sait qu'ils passaient leur temps à applaudir aux choix et aux décisions d'un dictateur ? Monsieur Ahmed Brahim pourrait-il nous citer un seul ministre parmi ceux-là qui aurait su lever le petit doigt contre Ben Ali ? Qui veut nous rendre soudain amnésiques pour légitimer cet étrange gouvernement dit provisoire ? Répondez-moi, chers amis ! Ridha Bourkhis Chercheur universitaire, MdC, TUNISIE